On l’a vu, l’introduction des droits européens et des Etats indépendants ne s’est pas faite sans difficulté. Il y avait notamment la difficulté à faire pénétrer un droit écrit dans une société profondément orale[1] (en outre le droit européen, fondé sur une philosophie individualiste et forgé pour le capitalisme, peinait à s’introduire dans des sociétés dont les ressorts n’étaient pas articulés sur une logique d’accumulation du capital et de profit). Il y avait également la difficulté de gérer effectivement les populations indigènes dont les relations et situations échappaient en bonne partie au pouvoir du colonisateur ou en relevaient mais mâtinées de pouvoir local. Ainsi, cette introduction ne s’est pas faite intégralement en faisant disparaître les juridicités et autorités antérieures[2], qu’il a donc fallu gérer.
[1] Voir M. Alliot, « Les résistances traditionnelles au droit moderne dans les Etats d’Afrique francophone et à Madagascar », in J. Poirier (dir.), Etudes de droit africain et de droit malgache, Paris, Editions Cujas, 1965, pp. 235-256, rééd. in Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, 400 p., 169-192. [très intéressant]
[2] Comp. J.-F. Bayart, “En finir avec les études postcoloniales.” Le Débat n° 154, no. 2, 2009, pp. 119–140, 134 : « la colonisation n’a jamais été en mesure d’araser l’historicité propre des sociétés africaines ou asiatiques : la « privatisation » de son gouvernement indirect supposait l’intermédiation de forces sociales et politiques indigènes dont elle a souvent conforté la mise » ; pp. 135-136 : « Dans cette double perspective, le concept opératoire est alors celui de « transaction hégémonique impériale » (Romain Bertrand, «Les sciences sociales et le “moment colonial”. De la problématique de la domination coloniale à celle de l’hégémonie impériale », Questions de recherche, 18, 2006, pp. 30 sq., et Jean-François Bayart, Romain Bertrand, « De quel legs colonial parle-t-on ? », Esprit, décembre 2006, pp. 154 sq.). Les empires « devaient toujours équilibrer l’incorporation des peuples et des territoires avec la différenciation qui maintenait le pouvoir et le sens de la cohérence de l’élite » (note : F. Cooper, Colonialism in Question, p. 11). Ils étaient susceptibles de recueillir la loyauté et l’identification de leurs sujets, mais le plus souvent ils amadouaient ceux-ci par des accommodements contingents, à la petite semaine. Un empire repose donc sur la cooptation autant que sur l’occupation, et sur l’adhésion autant que sur la soumission. […]. La « servitude volontaire » qu’il instaure se fonde sur l’intermédiation d’institutions sociales et d’élites conformes, et sur le partage de « langages tiers » que celles-ci véhiculent » ; p. 140 : « La colonisation a été un moment de « connexion », violent, inique et traumatique. Pour autant, elle n’a pas annulé l’économie morale et politique des sociétés qu’elle se soumettait, ni ne l’a totalement absorbée. Il ne faut donc plus raisonner à l’aune de la systématicité de la situation coloniale, ni même à celle du « vide » que son « plein » n’est jamais parvenu à contrôler, en insistant sur les pratiques de résistance, de fuite, de détournement ou de subversion auxquelles ont recouru les indigènes décidément indociles. Il convient plutôt de partir de la positivité des sociétés historiques pour montrer comment elles ont traversé le moment colonial et, plus précisément, comment elles ont institué l’autonomie de l’Etat colonial et de son éventuelle hégémonie par rapport à la situation coloniale ».
L’univers juridique africain est ainsi composé de plusieurs systèmes juridiques. On se concentre généralement sur la dichotomie entre droits traditionnels / droit étatique (moderne et largement inspiré du droit de l’Etat colonisateur). A cette dichotomie[1], il faut ajouter également le droit international. Ainsi, les droits et obligations des personnes sont régis à plusieurs niveaux.
[1] M. Alliot, « Les résistances traditionnelles au droit moderne dans les Etats d’Afrique francophone et à Madagascar », in J. Poirier (dir.), Etudes de droit africain et de droit malgache, Paris, Editions Cujas, 1965, pp. 235-256, rééd. in Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, 400 p., 169-192, 169.
Plaçons-nous d’abord d’un point de vue macro-juridique, en essayant de ne pas plus insister sur le droit étatique que sur les autres droits même s’il est d’accès plus aisé[1], avant d’examiner la position des individus face à l’entremêlement des normes et autorités et des règles de conflit entre elles.
[1] Sur la propension à analyser le phénomène du pluralisme juridique principalement du point de vue de l’Etat, J.-G. Belley, « Pluralisme juridique », in A.-J. Arnaud et al. (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 2e éd. Corrigée et augmentée, pp. 446-449, 447 : « Chez les sociologues du droit dont la formation fut principalement juridique, on perçoit souvent une propension à conférer un statut supérieur au droit de l’Etat par rapport aux autres ordres juridiques. On note également une tendance à restreindre l’intérêt scientifique de la notion de pluralisme juridique à son apport pour une compréhension critique du droit étatique conçu comme objet d’étude privilégié sinon exclusif de la sociologie du droit ».