Pour citer : J. Matringe, « Le confinement des droits étatiques en matière de gestion des relations économiques internationales », https://droitsafricainsonline.com/themes/afriques-et-developpement/le-droit-face-a-la-nouvelle-donne-de-leconomie-mondiale/1-le-confinement-des-droits-classiques/le-confinement-des-droits-etatiques/, consulté le ../../….
- Le mouvement de confinement des droits étatiques est la manifestation d’un effacement des Etats et peut résulter de plusieurs phénomènes qui sont largement le fait, direct ou indirect, de l’adhésion de ceux-ci à la pensée libérale puis néolibérale[1].
[1] Voir, entre autres, Y. Nouvel, « L’Etat néo-libéral au cœur de la mondialisation économique », in SFDI, L’Etat dans la mondialisation, Paris, Pedone, 2012, pp. 133-149.
- Les Etats se sont de la sorte progressivement privé d’un grand nombre de leviers nécessaires pour réglementer l’économie et le développement et prévenir ainsi que faire face à des crises comme le changement climatique, la crise énergétique actuelle, la crise financière de 2007 ou encore celle du SRAS-Cov 2[1]. Ces crises et leurs effets peuvent être en partie expliquées par un sous-investissement financier et normatif chronique, délibérément voulu par certains Etats et/ou imposés par des agents extérieurs au nom d’une idéologie économique au service de laquelle on a mis le droit. Ainsi, s’agissant de dernière, les pénuries de personnel soignant, de masques, de tests de dépistage ou de lits de réanimation équipés ne sont que l’aspect le plus visible d’une impuissance développée depuis des années à force de démantèlements des systèmes de santé et de protection sociale ainsi que des politiques contre la pauvreté et les inégalités qui auraient sans doute permis de contenir l’ampleur de la tragédie. Ont également été trop largement délaissées les questions environnementales, de la qualité de vie, de l’éducation, de l’alimentation ainsi que de la santé[2], non seulement dans le cadre des politiques publiques étatiques, mais également au niveau international. La crise climatique révèle ainsi la totale impréparation des droits étatiques tant en matière d’atténuation du réchauffement climatique que d’adaptation à celui-ci alors que les alertes sont lancées depuis des dizaines d’années[3]. Cet effacement peut résulter de plusieurs causes.
[1] « [La] révolution technologique et économique modifie les rapports de force qui avaient permis l’établissement et favorisé le développement de l’Etat social. Dans ce cadre, les Etats pouvaient imposer un certain nombre de contraintes aux pouvoirs privés économiques en leur prescrivant des règles d’ordre public. Ils avaient également, ainsi que l’Union européenne, la capacité de faire jouer les pouvoirs privés économiques les uns contre les autres dans l’intérêt général, par le moyen du droit de la concurrence, comme l’a souligné Patrice Reis. Enfin, le système de l’Etat social permettait un prélèvement sur les ressources générées par les acteurs économiques afin de financer les services publics, ainsi qu’un système de protection sociale plus ou moins développé selon les pays », B. Frydman, « Rapport de synthèse : La fragilisation de l’ordre public économique et le contrôle des acteurs privés dans un environnement globalisé », Revue internationale de droit économique, 2019/1, t. XXXIII, pp. 123-130, 124.
[2] J. Fontanel, « La globalisation atteinte du coronavirus : Inégalités, égoïsme, ploutocrate, insécurité », ThucyBlog n° 30, 23 avril 2020, http://www.afri-ct.org/2020/thucyblog-n-30-la-globalisation-atteinte-du-coronavirus-inegalites-egoisme-ploutocratie-insecurite/ : « Les autorités publiques ont oublié que les produits et services essentiels à la survie des hommes doivent toujours être disponibles à l’intérieur du pays, soit en stocks, soit en capacité immédiate de production. Il en va ainsi des produits alimentaires, des médicaments, des instruments de protection collectifs et individuels, des équipements sanitaires, des règles concernant les qualités de l’air et de l’eau fixées « a minima » par les organismes internationaux ».
[3] Voir notamment N. Rich, Perdre la terre. Une histoire de notre temps, Paris, Seuil, éditions du sous-sol, 2019, 281 p.
1. L’agenda (néo)libéral
- D’une manière générale, le monde est gouverné par une idéologie économique qui a façonné son organisation juridique, laquelle ne paraît pas compatible avec le développement humain et social[1], notamment en ce qu’elle fragilise l’Etat. En effet, le droit international économique et les droits étatiques prônent désormais l’effacement de l’Etat au profit des opérateurs économiques alors que le développement a toujours exigé un interventionnisme de l’Etat. Tel fut le cas pour l’Europe ; tel fut le cas également pour l’Asie[2].
[1] Y. Daudet, « Le cadre juridique international ouvre-t-il de nouvelles voies de développement pour l’Afrique ? », Revue africaine de droit international et comparé, Vol. 10, 1998, pp. 660-673, 662 : « Il apparaît avec clarté que l’idéologie du marché n’est pas suffisante pour assurer de manière durable et définitive le développement ou même la survie de la population et qu’elle ne peut faire l’économie de modèles sociaux et de règles de solidarité. / Qu’en déduire pour l’Afrique ? Que, certes, il est exclu pour elle d’échapper à la mondialisation puisque, pour l’heure, elle est le chemin obligé de l’insertion dans le commerce mondial. Mais en même temps, il faut être prudent à l’égard du marché et de la mondialisation. Si cette idéologie constitue, comme on l’a dit, un paramètre apparemment inévitable de l’avenir des États, il convient cependant de se garder de tout excès de zèle. Autrement dit, il n’est sans doute pas souhaitable pour les pays africains de se lancer à corps perdu dans les privatisations et les dérégulations de nature à assurer des profits accrus à certains entrepreneurs mais à laisser au bord du chemin une population qui espère en des règles de solidarité. Que l’Afrique se garde donc de contribuer à précipiter un mouvement dont il y a fort à parier que, demain, il conduise à une impasse et qu’elle se garde donc d’aller trop vite vers le marché, la dérégulation et les privatisations qui pourraient être pour elle la gueule du loup ! ».
[2] L. Marechal, « Le secteur minier est-il porteur de développement en Afrique ? », Politique étrangère, 2, 2013, pp. 85 ss., 90 : « Le « nationalisme des ressources » s’est manifesté en même temps que s’imposait le concept d’État « développementiste ». Ce dernier, élaboré à partir de l’analyse de la trajectoire de développement des pays industrialisés asiatiques, repose sur l’idée que celle-ci a été rendue possible par des politiques d’industrialisation mises en œuvre en coopération entre le pouvoir politique, le monde économique privé et l’appareil administratif. Comme l’indique un rapport de la CNUCED, ces politiques ont permis le recours à « des mesures interventionnistes de divers types pour réorienter les ressources des anciennes industries vers les industries nouvelles afin de modifier durablement le scénario de développement » (CNUCED, Le développement économique en Afrique : retrouver une marge d’action. La mobilisation des ressources intérieures et l’État développementaliste, Genève, 2007). De manière révélatrice, les documents de travail du huitième forum pour le développement en Afrique (octobre 2012) consacré au thème des ressources minières, traduisent un double objectif : – permettre le passage d’une économie de rente à une économie industrielle plus axée sur la captation de la valeur ajoutée et la création de liens entre les secteurs extractifs et le tissu économique local ; – augmenter la part de la rente extractive revenant à l’État, dans un souci d’optimisation de la mobilisation des ressources nationales ».
- Selon la pensée néolibérale, en effet, l’Etat ne doit pas fixer d’orientation aux activités économiques sans quoi il est qualifié d’arbitraire par des auteurs tels que F. Hayek pour qui les règles étatiques ne doivent poursuivre aucun objectif autre que de laisser les opérateurs économiques jouer de manière spontanée dans un marché efficace sous peine d’être discriminatoires[1].
[1] F.A. Hayek, La route de la servitude [1943], Paris, PUF, coll. Quadrige, 4e éd., 2007, 176 p., 59 [texte également in Enquête] : « La distinction entre une armature permanente de lois soumettant l’activité productrice aux initiatives individuelles et la direction de l’activité économique confiée à une autorité centrale ne représente qu’un cas d’espèce de la distinction plus générale entre la règle de la loi the rule of law et le système de gouvernement arbitraire. Dans le premier cas, le gouvernement se borne à fixer des conditions dans lesquelles les ressources existantes peuvent être exploitées. C’est aux individus de décider à quelle fin ils veulent les employer. Dans le second cas, c’est le gouvernement qui ordonne l’emploi des moyens de production à des fins déterminées » ; p. 158 : « toutes les variantes du planisme, conçues séparément ou sur une échelle nationale, produisent nécessairement, dans leur ensemble, des effets désastreux même sur le plan purement économique, outre les conflits internationaux qu’elles provoquent ». Voir également en ce sens P. Behrens, « L’établissement des règles du marché mondial : De l’ouverture des marchés territoriaux aux règles communes des marchés globalisés », op. cit., p. 349 : « La mondialisation économique n’implique évidemment pas dans ce contexte l’établissement d’un protectionnisme universel, mais bien au contraire, l’ouverture des marchés territoriaux et leur intégration dans un marché global. La condition préalable pour un tel développement est l’élimination ou du moins la limitation des interventions protectionnistes dans les transactions économiques internationales. Les effets de telles interventions constituent des restrictions significatives des droits de propriété et de la liberté contractuelle des participants individuels au marché mondial. Par conséquent, l’élimination de ces effets sert à l’affermissement de la liberté individuelle en tant que fondement des transactions économiques internationales. Il y a de nouveau deux stratégies différentes qui peuvent aboutir à l’établissement d’un système de libre-échange : ou bien des négociations et des conventions internationales qui harmonisent les politiques commerciales nationales favorisant le libre-échange, ou bien une dérégulation unilatérale mais parallèle dans les Etats nationaux provoquée par une concurrence des systèmes ». Sur la pensée de Hayek, voir notamment A. Orford, « Hammarskjöld, la pensée économique et l’Organisation des Nations Unies », in A. Orford, Pensée critique et pratique du droit international, Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), 2020, pp. 327-364.
- Il y a en ce sens depuis plusieurs dizaines d’années une vraie volonté politique (néo)libérale de dérégulation de pans entiers de l’économie qui a conduit le monde et les Etats dans la situation de faiblesse qui est la leur. On songe notamment à l’abrogation aux Etats-Unis de la loi Gall-Steagall qui interdisait aux banques commerciales recevant des dépôts de procéder à des activités de banques d’investissement[1] (idée mise en œuvre également dans des Etats comme la France). De même, l’ampleur de la pandémie de la COVID-19 et de ses effets peuvent être analysés comme des révélateurs de failles préexistantes d’ordre économique, politique et social que la multiplication des mouvements de contestation dans le monde en 2019-2020 avaient pourtant mis (avec plus ou moins de discernement) en évidence, mais que la doxa n’a pas voulu remettre en cause[2]. Progressivement – quand n’est pas en cause une « mauvaise gouvernance interne » des Etats à base de corruption, d’incompétence, de clientélisme et autres malfaçons[3] -, les politiques publiques ont sacrifié (dans une mesure évidemment différente selon les Etats) leur dimension humaine et sociale au profit de la recherche de la croissance économique.
[1] Voir James R. Barth, R. Dan Brumbaugh & James A. Wilcox, “The Repeal of Glass-Steagall and the Advent of Broad Banking”, The Journal of Economic Perspectives, Vol. 14, 2000, p.191. De même: “The Commodity Futures Modernization Act 2000 eliminated Federal and State regulatory oversight of financial derivatives, while the Securities and Exchange Commission loosened rules on capital reserves required of brokerage units of banks (Lynn A. Stout, “Derivates and the Legal Origin of the 2008 Credit Crisis”, Harvard Business Law Review)”, M. Waibel, “Financial Crises and International Law” (June 1, 2019), University of Cambridge Faculty of Law Research Paper No. 18/2019, The Legal Implications of Global Financial Crises/Les implications juridiques des crises financières de caractère Mondial, Brill, 2020, SSRN: https://ssrn.com/abstract=3407483 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3407483, § 11.
[2] Voir ainsi le document de l’ONU Shared Responsibility, Global Solidarity : Responding to the socio-economic impacts of COVID-19, March 2020, p. 14 : “This is the moment to dismantle trade barriers, maintain open trade, and re-establish supply chains. Tariff and non-tariff measures as well as export bans, especially those imposed on medicinal and related products, would slow countries’ action to contain the virus”; pp. 15-16: “The free flow of goods and services within and across all regions is essential”.
[3] Voir le réquisitoire contre les Etats africains et l’organisation du monde in « Covid-19 : 88 intellectuels africains interpellent les dirigeants du continent », 14 avril 2020, https://africanshapers.com/covid-19-88-intellectuelless-africaines-interpellent-les-dirigeants-africaines/
- Prenons l’exemple de la crise de la COVID 19. Celle-ci a révélé une dépendance sanitaire de tous les Etats à l’égard d’autres institutions, publiques comme privées, qui a empêché une réaction appropriée, dépendance elle-même née de deux grandes formes de désengagement des Etats.
C’est d’une part une privatisation de la gestion des questions sanitaires comme, d’une manière générale, de l’ensemble des aspects du développement avec
- un financement accru des personnes privées que l’investissement ou aide publique n’aurait plus comme tâche que de catalyser (effet de levier de l’intervention publique pour attirer les financements privés) ;
- le développement des PPP en matière médicale ;
- la protection accrue des droits individuels de propriété intellectuelle attachés aux médicaments et le coût parfois prohibitif de certains médicaments protégés par des brevets ;
- la gestion d’une partie de la protection sanitaire, de la fourniture de services médicaux et de la production du matériel médical par des personnes privées qui poursuivent des logiques de profit et sur lesquelles l’Etat a, par principe (néo)libéral, moins de prise.
Cette privatisation de la santé qui consiste entre autres à soumettre un service public à la logique du marché[1], peut avoir été voulue par les Etats eux-mêmes, en particulier les Etats développés. Elle peut avoir été faite sous pression exogène pour les PED, notamment dans le cadre des plans d’ajustement structurel et l’extension du New Public Management aux politiques publiques de santé qui consiste à transposer les pratiques de gestion du secteur privé vers le secteur public[2]. Or, il est documenté que cette privatisation ne permet pas l’allocation optimale de ressources en faveur du développement[3]. Notons que cette privatisation ne joue pas que vers les sociétés commerciales, mais également vers certaines ONG qui sont conduites à assurer des services, prérogative en principe dévolue à l’Etat dans le schéma de l’Etat providence.
[1] Voir notamment C. Baxerres, F. Eboko, “Politiques, acteurs et dynamiques à l’ère de la Global Health”, Politique africaine, 2019/4, n° 156, pp. 5-20, 19.
[2] Ibidem.
[3] Voir, entre autres, PNUD/UNDP, Rapport sur le développement humain 2014. Pérenniser le progrès humain : réduire les vulnérabilités et renforcer la résilience, p. 10 : « Les règles et les normes internationales reflètent souvent les intérêts privés plutôt que de fournir des biens publics, et donner la priorité aux intérêts sociaux. Les biens publics mondiaux et les biens communs universels qui pourraient rectifier ou compléter les marchés pour garantir une croissance plus inclusive et durable sont, en grande partie, insuffisants » ; B. Boidin, « Libéralisation et accès des pays pauvres à la santé. Quelle responsabilité des droits de propriété intellectuelle et des firmes ? », Mondes en développement, n°120, 2002, pp. 63-74, 72 : « Nous avons ainsi pu mettre en valeur que le rôle des firmes semble être appelé à s’accroître au sein des différents axes stratégiques retenus. Cependant, les différentes actions évoquées et les outils utilisés (partenariats, subventions aux recherches, prix différenciés) ne pourront prendre en charge l’ensemble des maladies touchant les pays pauvres. En effet, ces différents axes d’action cherchent avant tout à viabiliser des activités marchandes, ou à inciter les firmes à se porter sur le marché. En conséquence, le problème de l’insolvabilité de la demande en provenance des PED n’est pas solutionné, et donc avec lui celui des maladies les plus négligées ».
C’est d’autre part l’inscription de la production des médicaments et plus généralement du matériel et de la fourniture des services sanitaires dans les chaînes internationales de valeur, rendant les Etats dépendants les uns des autres et des aléas des échanges et fermetures de frontières[1]. Il en résulte que face à une épidémie brutale, l’Etat n’a plus les ressources nécessaires et dépend d’un grand nombre d’acteurs pour être en mesure de réagir.
[1] Le monde a ainsi réalisé au printemps 2020 que 90% de la pénicilline utilisée dans le monde est produit dans un seul Etat, la Chine. D’une manière générale, une grande part de la production et de la distribution des médicaments dans le monde dépend de ce seul Etat.
C’est encore une conception libérale et managériale de la chose publique qui proscrit les stocks pour une politique de flux tendus censée être plus flexible mais qui ne peut pas amortir les effets d’une crise soudaine ou de trop grande ampleur.
2. Un effacement commandé par la mise en concurrence économique des droits étatiques
- L’effacement des droits étatiques résulte également d’un phénomène de mise en concurrence des droits étatiques par les opérateurs économiques qui conduit à l’assouplissement voire à l’élimination de certaines réglementations étatiques qui pourraient affaiblir leur compétitivité et dissuader les opérateurs d’agir dans leur ressort au profit d’autres moins regardants[1]. Cette compétition des droits étatiques, et la « course vers le bas » qui devait en résulter en termes de réglementation de l’économie, fut – et reste – générale, touchant autant les Etats en développement que les Etats développés.
[1] Voir notamment P. Behrens, « L’établissement des règles du marché mondial : De l’ouverture des marchés territoriaux aux règles communes des marchés globalisés », Revue internationale de droit économique, 2003/3 t. XVII, p. 339-356, pp. 353-354 : « la concurrence, émergeant au cours des années 1960 entre les marchés financiers à Londres et à New York, a occasionné l’élimination des réglementations restrictives sans l’établissement d’une réglementation internationale ou d’une organisation mondiale. A l’heure actuelle, c’est la pression concurrentielle internationale qui sauvegarde le libre-échange à travers les marchés financiers et les marchés des capitaux. Le problème qui en résulte relève de l’établissement d’un ordre mondial des règles nécessaires pour la protection de la stabilité du système financier mondial » ; B. Frydman, « Rapport de synthèse : La fragilisation de l’ordre public économique et le contrôle des acteurs privés dans un environnement globalisé », Revue internationale de droit économique, 2019/1, t. XXXIII, pp. 123-130, 124 : « Sur le plan de la concurrence, la dynamique s’est également inversée à la faveur de la globalisation qui, en mettant l’investisseur et l’entreprise privée en position de choix de l’Etat d’accueil ou du système juridique à adopter, crée une concurrence réglementaire entre les États qui provoque une course vers le bas dont les effets délétères, y compris sur les États européens, sont désormais clairement établis (B. Frydman, « Mesurer l’impact de la mondialisation sur les droits nationaux. Rapport général sur la mondialisation et sources du droit », in La mondialisation, Journées allemandes de l’Association Capitant, vol. 66, Bruxelles, Larcier, 2017). En d’autres termes, la concurrence ne met plus en compétition les acteurs privés les uns contre les autres au bénéfice de l’intérêt général, mais bien les États les uns contre les autres au bénéfice des détenteurs de capitaux et des opérateurs économiques. Cette concurrence opère au détriment de l’intérêt général par la déconstruction progressive des règles et des contraintes imposées aux acteurs privés ».
2.1. La mondialisation comme « marché global des droits étatiques » pour les sociétés multinationales
« la mondialisation correspond à une nouvelle phase d’évolution du capitalisme et plus largement de la société mondiale, dans laquelle certains acteurs […] au nombre desquels on compte bien sûr certaines grandes entreprises […] déterminent et coordonnent désormais leurs stratégies d’actions directement à l’échelle planétaire, et non plus par référence à un ou plusieurs pays ou régions déterminés. […] notre acteur transnational [est] dans une situation nouvelle. Il n’est plus désormais le sujet d’un ordre juridique prédéterminé dont il subit la contrainte et le cas échéant les sanctions. Mais il se trouve au contraire placé devant un paysage fragmenté, une mosaïque d’ordres juridiques, qui correspond en gros à la carte politique du monde, divisée en Etats. […]. L’acteur transnational se trouve en effet, à l’égard de cette mosaïque d’ordres juridiques, dans une situation de « forum shopping » […], c’est-à-dire en situation de faire son marché entre les différents ordres juridiques nationaux. / La mondialisation ainsi comprise […] conduit […] à la création d’un marché global des droits nationaux par la mise en concurrence de ces ordres juridiques entre eux »[1].
[1] B. Frydman, « Comment penser le droit global ? », Working Papers du Centre Perelman de Philosophie du Droit, 2012/1, http://www.philodroit.be, p. 13. Voir également S. Laghmani, « Le nouvel ordre politique international et son impact sur le droit international », in Regards d’une génération sur le droit international, E. Jouannet, H. Ruiz Fabri, J.-M. Sorel (dir.), Paris, Pedone, 2008, 462 p., 232 : « Au plan économique, le monde est marqué par « un mouvement complexe d’ouverture des frontières économiques et de déréglementation, qui permet aux activités économiques capitalistes d’étendre leur champ d’action à l’ensemble de la planète » (note : Jean Luc Ferrandery, Le point sur la mondialisation, Paris, PUF, 2e éd., 1998, p. 3). Il faut noter à ce propos que la mondialisation correspond à un processus et non à un événement. […]. Ce qui est nouveau, et ce que l’implosion du bloc soviétique a permis, c’est, d’une part, la planétarisation du marché par l’incorporation d’espaces auparavant soumis à une économie planifiée et étatisée [note omise] et c’est, d’autre part, le renforcement remarquable de l’efficacité de la mondialisation du fait des progrès technologiques en matière de communication et d’information ».
- Les Etats s’efforcent donc d’augmenter l’attractivité de leur territoire, en particulier en limitant le plus possible toute rigidité normative ou institutionnelle qui gênerait les opérations économiques, que ce soit en matière fiscale, sociale, environnementale[1], commerciale, contentieuse, en droit des contrats, de la consommation, de la concurrence, des marchés publics, etc. Toutefois, ce faisant, ils perdent le contrôle de ces opérateurs, s’étant privés de leurs pouvoirs de police économique classiques.
[1] V. Alves de Carvalho, “The Clash between the Public Interest in Environmental Protection and the Self-Interest of International Investors: Evidence from the Nigerian Oil Spills”, op. cit., note 8, p. 31 : “the international investor will only have legal responsibility to avoid environmental damage if dictated to do so by the national laws of the host State. As a further consequence, in order to attract as much foreign direct investment as possible, countries, especially developing ones, may start competing with each other by decreasing environment standards [note omitted]. Some have controversially argued that this could lead to a race to the bottom by MNEs in search for the so-called ‘pollution havens’ in order to keep environmental costs down to a minimum (P. Muchlinski, Multinational Enterprises and the Law, Oxford University Press, 2nd ed., 2007, 543; OECD ‘Working Party on Global and Structural Policies: Environmental Issues in Policy-Based Competition for Investment: A Literature Review’ (2001) ENV/EPOC/GSP11/FINAL, 6-9.)”.
2.2. Une mise en concurrence attisée par les régulateurs de l’économie internationale. L’exemple du projet Doing business de la Banque mondiale
- Cette mise en concurrence est en outre attisée par des organisations internationales, en particulier une pourtant destinée à l’origine au développement et non à la libéralisation de l’économie mondiale, la Banque mondiale.
- Celle-ci, en effet, mène depuis 2002 le projet Doing Business dont l’objet est de mesurer et comparer la réglementation des affaires et son application effective dans les Etats ainsi qu’à d’autres niveaux, comme le niveau régional comme l’OHADA ou celui des villes. Tous les ans, depuis lors, la Banque mondiale publie un rapport qui, notamment, classe les Etats selon leur performance normative dans le champ des opérations économiques. L’idée de ce programme, selon le site du projet, est bien d’encourager la concurrence entre les économies pour la mise en place d’une réglementation efficace des affaires. C’est ainsi qu’il propose des points de comparaison mesurables pour réformer les cadres réglementaires existant afin de faciliter les affaires. Sur le site du projet, les économies sont classées à raison de la facilité d’y faire des affaires au regard de 10 indicateurs : la création d’entreprise, l’octroi de permis de construire, le raccordement à l’électricité, l’obtention de prêts, la protection des investisseurs, le paiement des impôts, le commerce transfrontalier, l’exécution des contrats et le règlement de l’insolvabilité.
3. L’internationalisation de la réglementation de l’économie comme projet de confinement de l’Etat
3.1. L’internationalisation de la réglementation de l’économie comme projet d’évitement des contraintes internes
- L’internationalisation de la réglementation de l’économie n’est pas un accident de l’histoire. Elle a constitué le projet d’une pensée économique dont l’objet était précisément de réduire l’empire du pouvoir et du droit étatique et donc la place de l’Etat.
- D’une part, parce que celui-ci faisait l’objet d’une capture par certains intérêts et était donc conduit à adopter de mauvaises décisions pour l’économie au détriment d’un bon fonctionnement des marchés. (chercher Orford et autres sous démocratie et sphère de liberté). Si cette pensée a erré en ce sens que la captation s’est déplacée avec le pouvoir et se situe maintenant au plan international, il reste qu’elle avait bien deviné que l’internationalisation de la réglementation et de la police de l’économie aboutirait à un transfert important des mécanismes économiques au niveau international et du pouvoir de décision y relatif. D’autre part, parce que toute intervention de l’Etat conduit en tout état de cause à faire des choix et donc à opérer des discriminations, ce qui est néfaste à l’économie et à l’Etat de droit[1]. Enfin, la liberté de chaque Etat conduit aux conflits entre eux et au développement des entraves à la circulation des biens et des personnes[2]. Il faut donc un régime international qui ne soit pas un nouveau planificateur, mais qui ait le pouvoir de s’opposer aux mesures économiques restrictives[3].
[1] Sur ces deux points, voir A. Orford, « Theorizing Free Trade », in A. Orford, F. Hoffmann et M. Clark, The Oxford Handbook of the Theory of International Law, NY Oxford Univ. Press, Oxford-New York, 2016, xxxi-1045 p., Chapitre 35, pp. 701-737, 726-727. Trad. “Théoriser le libre-échange”, in A. Orford, Pensée critique et pratique du droit international, Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), 2020, pp. 365-410, 396-397.
[2] F.A. Hayek, La route de la servitude [1943], Paris, PUF, coll. Quadrige, 4e éd., 2007, 176 p., 158 et s., spéc. : « Il n’est guère nécessaire de souligner qu’il y a peu de chances de créer un ordre international ou une paix durable aussi longtemps que chaque pays se juge libre d’employer tous les moyens qu’il estime utiles à ses intérêts, sans considérer le tort causé par ces procédés à d’autres pays. De nombreuses espèces de planisme économiques ne sont viables que si l’autorité dirigeante peut écarter résolument toute influence extérieure ; le résultat en est évidemment l’accumulation de restrictions de tout ordre entravant la circulation des hommes et des biens ».
[3] F.A. Hayek, La route de la servitude [1943], Paris, PUF, coll. Quadrige, 4e éd., 2007, 176 p., 162 et s., spéc. 165 : « nous n’aurons après cette guerre ni ordre ni paix durable si les Etats, petits ou grands, reprennent leur souveraineté illimitée dans le domaine économique. Mais ceci ne veut pas dire qu’on doive accorder à un nouveau super-Etat les pouvoirs que nous n’avons pas su utiliser judicieusement même à l’échelle nationale, ni qu’une autorité internationale doive disposer de pouvoirs lui permettant de prescrire aux nations l’emploi de re leurs ressources. Il s’agit simplement de créer un pouvoir capable d’empêcher les différentes nations de faire du tort à leurs voisins, d’établir un système de règles définissant ce qu’un Etat peut faire, et une autorité capable de faire respecter ces règles. Le pouvoir de cette autorité serait essentiellement d’un caractère négatif : elle doit pouvoir surtout dire « non » à toutes sortes de mesures restrictives » et p. 166 : « Les pouvoirs qu’une autorité internationale devrait assumer, ce ne sont pas les nouveaux pouvoirs que l’Etat s’octroie depuis peu, mais un minimum de pouvoir sans lequel il est impossible de sauvegarder des relations pacifiques, cas essentiellement les pouvoirs d’un Etat ultra-libéral où règne le laisser-faire ».
- La situation en matière d’échanges et investissements est toutefois un peu différente de la situation en matière financière et monétaire puisque s’il y a bien libéralisation en matière commerciale, ce n’est pas par déréglementation contrairement à la matière financière et monétaire, mais par translation de la réglementation du niveau étatique au niveau interétatique, laquelle réglementation commande la libéralisation des politiques étatiques[1].
[1] « À l’échelle internationale ou plutôt mondiale, le développement le plus important en vue de l’établissement des règles du marché mondial s’avère être la dérégulation du commerce international des marchandises et des services, d’une part, et la dérégulation des contrôles des opérations de changes et des transactions au sein du marché des capitaux, d’autre part (Voir le traité de D. Carreau et P. Juillard, Droit international économique, 4e éd., Paris, 1998). Le premier développement est fondé sur l’institutionnalisation du système GATT/OMC qui favorise l’ouverture des marchés nationaux vers le commerce international des marchandises et des services. En ce qui concerne le second développement, on peut constater l’absence d’une organisation internationale équivalente en vue de la sauvegarde de l’ouverture des marchés nationaux financiers. Cette divergence paraît paradigmatique concernant les deux stratégies différentes en vue de l’établissement des règles du marché mondial. D’une part, il s’agit clairement d’une stratégie de dérégulation par réglementation, d’autre part il s’agit d’une stratégie de dérégulation par concurrence entre systèmes nationaux », P. Behrens, « L’établissement des règles du marché mondial : De l’ouverture des marchés territoriaux aux règles communes des marchés globalisés », op. cit., pp. 349-350
3.2. L’injonction du droit international économique à l’effacement du pouvoir de réglementation de l’Etat
- En principe, le développement relève des prérogatives de chaque Etat[1]. Au mieux, les autres Etats peuvent-ils aider un de leurs pairs[2], mais pas lui imposer quoi que ce soit[3]. Le pouvoir de réglementer fut une revendication du NOEI[4].
[1] AGNU, Résolution 2542 (XXIV), 11 décembre 1969, Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social, art. 3 : « Sont considérés comme des conditions primordiales du progrès et du développement dans le domaine social : a) L’indépendance nationale fondée sur le droit des peuples à l’autodétermination ; b) Le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États ; d) La souveraineté permanente de chaque nation sur ses richesses et ressources naturelles ; e) Le droit et la responsabilité d chaque État et, en ce qui les concerne, de chaque nation et de chaque peuple, de déterminer en toute liberté ses propres objectifs de développement social, de fixer ses propres priorités et de choisir, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, les moyens et méthodes permettant de les atteindre, à l’abri de toute ingérence extérieure […] » ; art. 8 : « Chaque gouvernement a le rôle primordial et la responsabilité ultime d’assurer le progrès social et le bien-être de la population, de prévoir des mesures de développement social dans le cadre de plans généraux de développement, d’encourager et de coordonner ou d’intégrer tous les efforts entrepris sur le plan national à cette fin et d’apporter à la structure sociale les transformations nécessaires. […] ».
[2] AGNU, Résolution 2542 (XXIV), 11 décembre 1969, Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social, art. 9 : « La communauté internationale tout entière doit se préoccuper du progrès social et du développement social et doit compléter, par une action internationale concertée, les efforts entrepris sur le plan national pour élever le niveau de vie des populations. […] ».
[3] En ce sens notamment : Résolution AGNU 2626 (XXV) du 25 octobre 1970 portant Stratégie internationale du développement pour la Deuxième décennie des Nations Unies pour le développement, A – Préambule, 11) : « La responsabilité principale d’assurer leur propre développement incombe aux pays en voie de développement eux-mêmes, ainsi qu’il est souligné dans la Charte d’Alger [Actes de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, deuxième session, Vol. I et Corr.1 et 5 et Add.1 et 2 : Rapport et annexes (Publications des Nations Unies, numéro de vente : F.68.II.D.14), p. 473] ; mais, si considérables que soient leur propres efforts, ils ne suffiront pas à leur permettre d’atteindre les objectifs de développement voulus aussi rapidement qu’il le faut si les pays développés ne leur viennent pas en aide en mettant à leur disposition davantage de ressources financières et en adoptant là leur égard des politiques économiques et commerciales plus favorables » ; B – Buts et objectifs, § 13 : « il devrait appartenir à chaque pays en voie de développement de fixer son propre objectif de croissance compte tenu de sa situation » ; § 15 : « chaque pays en voie de développement devrait donc définir ses objectifs démographiques dans le cadre de son plan de développement national ». Voir aussi le B et le C. ; § 65) ; 67). Voir cependant l’ambiguïté du § 73. Voir aussi A/RES/35/56, 5 décembre 1980, Stratégie internationale du développement pour la troisième Décennie des Nations Unies pour le développement, § 8 : « la stratégie internationale du développement devrait pleinement refléter la nécessité d’adopter des politiques adéquates et appropriées qui seraient définies par chaque pays dans le cadre de ses plans et priorités de développement, en vue de la réalisation de cet objectif final du développement » ; 42 : « C’est à chaque pays qu’il appartient de se fixer des objectifs nationaux adéquats de promotion du développement humain et social dans le cadre de ses plans, priorité et ressources de développement et en fonction de ses structures socio-économiques et de la situation dans laquelle il se trouve » ; § 71 : « Il appartient à chaque pays en développement de fixer ses propres objectifs et priorités de développement industriel », §§ 140, 167 ; Déclaration de Copenhague sur le développement social et Programme d’action du Sommet mondial sur le développement social, 12 mars 1995. A/CONF.166/9, § 28
[4] Voir notamment l’article 2 § 2 de la Charte des droits et devoirs économiques des Etats : “L’interdépendance toujours plus grande des économies nationales dans une économie mondialisée et l’émergence de régimes fondés sur des règles dans les relations économiques internationales ont fait que la marge de manœuvre des politiques économiques nationales, en particulier dans le domaine du commerce, de l’investissement et du développement international, est désormais souvent rognée par des règles et des engagements internationaux et par des considérations ayant trait au marché mondial. Nous constatons que ces régimes, disciplines, engagements et considérations font problème pour beaucoup de pays en développement qui cherchent à mettre en œuvre eux-mêmes une réponse nationale à la crise financière et économique. Nous constatons aussi que beaucoup de pays en développement ont demandé à pouvoir exercer une plus grande latitude dans le choix de leur politique économique, dans la limite de ces contraintes, car c’est un élément indispensable du relèvement après la crise et de la solution de problèmes nationaux spécifiques, notamment les effets humains et sociaux de la crise, la nécessité de préserver les gains acquis dans la réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement, l’utilisation plus efficace des facilités de crédit et des liquidités, la régulation des marchés financiers locaux, les institutions, instruments et mouvements de capitaux locaux, et le recours à des mesures correctives commerciales contingentes. Il appartient à chaque gouvernement de se demander comment arbitrer au mieux entre les avantages de l’acceptation des règles et engagements internationaux et les inconvénients de la perte de marge de manœuvre dans le choix des politiques », A/RES/63/303, 13 juillet 2009, Document final de la Conférence sur la crise financière et économique mondiale et son incidence sur le développement, § 18.