Le droit face à la nouvelle donne de l’économie mondiale

Pour citer : J. Matringe, « Le droit face à la nouvelle donne de l’économie mondiale », https://droitsafricainsonline.com/themes/afriques-et-developpement/le-droit-face-a-la-nouvelle-donne-de-leconomie-mondiale/1-le-droit-face-a-la-nouvelle-donne-de-leconomie-mondiale/, à jour au 23/09/2023

  1. Le monde économique a évolué à une vitesse vertigineuse, bousculant très largement le droit international public et les droits étatiques. Si l’analyse classique tenue à partir des paradigmes de ceux-ci peut encore tenir, elle a perdu beaucoup de son intérêt. Certes, tout un pan des opérations économiques peut encore être – et est encore – régi par le droit international public et les droits étatiques classique. Toutefois, certains de leurs développements ont donné naissance à des phénomènes normatifs et de contrainte qui sont étrangers à ces droits1.
  2. Dès lors, soit on maintient une vision stricte du droit international public et du droit étatiques et il faut considérer qu’ils ne régissent plus qu’une partie des relations économiques internationales, soit, pour lui faire épouser les nouvelles réalités, on en change la définition mais au risque de perdre en compréhension ce qu’on a gagné en extension. On retiendra la première hypothèse et on considérera que le droit international public et les droits étatiques classiques ne sont plus que des instruments parmi d’autres de la « gouvernance » des relations économiques mondiales. Cela ne signifie cependant pas que le juriste ne doive pas s’intéresser à ces nouveaux modes d’encadrement des activités économiques. Au contraire, il est impératif pour lui de comprendre ces phénomènes qui, au demeurant, consistent moins dans une négation des droits classiques que dans une reconfiguration de ceux-ci par d’autres éléments2.
  3. Se sont en effet développés de nouveaux espaces économiques et normatifs très largement détachés des territoires et donc des ordres étatiques et interétatiques et de la souveraineté qui est leur pivot central3. Ce sont, notamment, les « marchés » transnationaux de capitaux et de monnaie, les marchés de services financiers ou encore les marchés des échanges. Ce sont également les « zones » de libre-échange, les territoires douaniers, les zones franches ou encore les espaces extra-atmosphériques et sous-marins. Ce sont encore des espaces numériques largement – bien que non totalement – dématérialisés et donc déterritorialisés.
  4. Une des caractéristiques principales de la dernière mondialisation est également la participation d’un très grand nombre d’acteurs économiques et sociaux aux processus non seulement normatifs mais également de contrôle des opérateurs et opérations économiques, alors que le droit international et le droit étatique classiques n’attribuaient le pouvoir de normer et de contrôler qu’aux seuls gouvernements, quitte à ce que ceux-ci délèguent – de manière limitée – leurs pouvoirs. Aujourd’hui, les parties prenantes à l’organisation de l’économie mondiale sont non seulement les gouvernements, mais également des organisations internationales, des agences nationales à compétence technique, des collectivités territoriales, des autorités administratives indépendantes et autres autorités infra-étatiques, des hauts fonctionnaires étatiques et internationaux, des entreprises et banques, des ONG, des experts, des associations privées, des lobbys, des juges, des arbitres, des parlementaires, etc.4
  5. Sont en conséquence apparues de nouvelles relations entre ces acteurs et les anciens, de nouveaux types de prise de décision et de nouvelles techniques de gestion des relations transfrontières qui se surajoutent – plus qu’elles ne se substituent – aux classiques.
  6. De même sont apparus de nouveaux types d’actes et de « normes » ainsi que de nouveaux modes de production et réalisation de ces « normes » – qu’on appelle « régulations », « co-régulations », « auto-régulations » ou « interégulations » – qui ne correspondent ni aux techniques du droit étatique ni à celles du droit international public classique, mais empruntent aux deux ou n’y existent pas car ces régulations présenteraient précisément ce trait qu’elles seraient comme « à cheval » sur, ou intercalées entre, ces deux types de systèmes qui fonctionnent traditionnellement sur le mode de la « réglementation ».
  7. Ce qu’on appelle « globalisation » ou, pour éviter l’anglicisme, « mondialisation » peut être ramené d’une manière générale à un phénomène d’extension planétaire du capitalisme occidental consistant en une interconnexion et interdépendance à l’échelle mondiale d’un grand nombre de comportements, en particulier économiques. Elle se manifeste ainsi par un mouvement d’ouverture des frontières entre les Etats, entre ceux-ci et les autres acteurs et institutions des relations économiques internationales, entre les différents secteurs de l’économie, entre les sociétés, etc.5
  8. Ce décloisonnement du monde conduit à de nouvelles configurations entre les opérateurs, en particulier ce qu’on appelle communément des « réseaux » qui mettent en contact toutes sortes d’acteurs – privés, publics, étatiques, infra étatiques et interétatiques – dans des configurations qui transcendent les champs de validité des différents droits concernés. De même, avec les progrès considérables des technologies, les opérations se dématérialisent ainsi que les décisions et centres de décision qu’il est de plus en plus difficile de localiser sur un territoire et dans un ordre juridique. Tous ces champs et acteurs connaissent aujourd’hui une interpénétration croissante qui bouleverse l’organisation du monde classique puisque, désormais, tout phénomène économique peut produire des effets dans une multitude de champs, des effets « globaux » ou systémiques non seulement ratione loci, mais également ratione materiae et ratione personae.
  9. Le maillage – ou réseau – ou les maillages – ou réseaux – de ces régulations aurai(en)t quant à lui(eux) donné naissance à une « gouvernance»6 « globale » ou « mondiale » – ou à des gouvernances sectorielles ou géographiques – qui fonctionnerai(en)t grâce à des phénomènes d’hybridation : entre droit public et droit privé, entre droits étatiques et droit international, entre droit formel et droit informel, ou encore entre règles de droit et normes techniques. Plus encore, certains affirment – non, parfois, sans dessein politique – qu’il en serait résulté un « droit global » se surajoutant ou se substituant au droit international public classique et aux droits étatiques.

On assiste en effet depuis plusieurs décennies à un double phénomène : un rétrécissement et confinement des droits étatiques et du droit international économique et l’apparition de nouvelles normativités et techniques de contrôle des opérations économiques.

  1. En ce sens, notamment, M.-A. Frison-Roche, « Définition du droit de la régulation économique », in M.-A. Frison-Roche (dir.), Les régulations économiques : légitimité et efficacité, Paris, Presses de Sciences Po et Dalloz, coll. Droit et économie de la régulation, Vol. 1, 2004, pp. 7-15, 10-11. ↩︎
  2. Plus précisément, selon B. Frydman, la mondialisation aurait eu des conséquences destructrices sur les règles et institutions juridiques du droit positif moderne pendant que des « normativités émergentes » seraient apparues. On peut, au nom des définitions classiques du droit, rejeter ces « normativités » du champ d’observation des juristes ou alors s’y intéresser « en tant que celles-ci produisent ou tentent de produire des effets de régulation tels qu’elles concurrencent, voire tendent à se substituer aux normes juridiques classiques » ; en tant que certaines de ces normes « opèrent potentiellement comme des « équivalents fonctionnels » des normes juridiques », « [e]lles ne peuvent être délaissées uniquement aux autres sciences sociales. Le philosophe du droit ou le théoricien du droit doivent s’y intéresser, même si cela implique une extension de leur province, de leur empire ou de leur juridiction à un champ plus étendu de normativités », B. Frydman, « Comment penser le droit global ? », Working Papers du Centre Perelman de Philosophie du Droit, 2012/1, http://www.philodroit.be, p. 12. ↩︎
  3. Sur ce point, entre autres, H. Ascensio, « Du droit international classique au droit global », in J.-Y. Chérot, B. Frydman (dir.), La science du droit dans la globalisation, Bruxelles, Bruylant, 2012, pp. 129-139, 138-139. ; M.-A. Moreau, « Mondialisation et droit social. Quelques observations sur les évolutions juridiques », RIDE, Vol. 16, 2002/2, pp. 383-400, 384 : « La globalisation de l’économie est une source profonde de perturbations car le système de régulation qui a pour pivot l’État est mis constamment au défi, non pas de l’internationalisation des échanges mais de l’existence d’un espace hors frontières [note omise] ». ↩︎
  4. Sur ce point, entre autres, H. Ascensio, « Du droit international classique au droit global », op. cit., pp. 138-139. ↩︎
  5. En ce sens, notamment, G. Burdeau, « La mondialisation et les Etats en faillite économique », in SFDI, L’Etat dans la mondialisation, Paris, Pedone, 2012, pp. 115-132, 116. ↩︎
  6. Sur la notion : E. Kwakwa, « Governance, Development and Population Displacement in Africa: A Call for Action », Af. Yb. I.L., Vol. 3, Issue 1, 1995, pp. 17-52, 18-19. Voir également J. Chevallier, « La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ? », Revue française d’administration publique, 2003/1, n° 105-106, pp. 203-217, 204 : « L’emploi du terme de gouvernance relève désormais bel et bien d’un effet de mode : c’est devenu un simple label, dont le contenu conceptuel et de plus en plus vague et incertain ; le fait qu’il soit chargé de telles équivoques, entouré d’une telle « gangue idéologique », pourrait inciter à son abandon pur et simple. La gouvernance se présente ainsi comme un de ces « concepts migrants », vis-à-vis desquels les chercheurs sont conduits à prendre leurs distances, parce qu’ils font l’objet d’une utilisation non critique et servent à conforter les certitudes sociales » ; 205 : « le thème de la gouvernance allait devenir un puissant moteur de réforme, en alimentant la croyance en la nécessité de la promotion, à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie sociale, de nouvelles méthodes de décision et d’action : la complexification toujours plus grande des problèmesSur ce point, entre autres, H. Ascensio, « Du droit international classique au droit global », op. cit., pp. 138-139. à résoudre et l’existence de pouvoirs multiples imposerait la recherche de formules souples de coopération, impliquant les acteurs concernés ». ↩︎