1. Introduction au pluralisme juridique en Afrique

Pour citer : J. Matringe, « Introduction au pluralisme juridique en Afrique », https://droitsafricainsonline.com/themes/droits-africains-et-pluralisme-juridique-en-afrique/1-introduction-aux-droits-africains-et-au-pluralisme-juridique-en-afrique/, à jour au 19/01/2023

« Le droit d’un pays africain se compose d’éléments venus de strates culturelles diverses, qu’un Européen considère comme contradictoires et apparemment incompatibles. Les vicissitudes historiques de ces pays ont créé cette réalité imprévisible, qui ne correspond à aucun programme préalablement prévu et établi par un pouvoir ou par une initiative humaine. Une fraction de la vie de l’Africain procède de façon comparable à celle de l’Européen, une fraction de ses relations est réglée comme s’il n’existait ni un législateur, ni un juriste, ni un pouvoir politique centralisé. […]. L’Afrique est un pays interculturel. Des éléments venant des cultures traditionnelles vivent en opposition, et en même temps s’entremêlent, à des apports venant des religions du Livre et à d’autres composantes venant de l’Europe »[1].


[1] R. Sacco, Le droit Africain, Anthropologie et droit positif, Paris, Dalloz, Coll. A droit ouvert, 2009, x-566 p., ix-x.

L’état du droit et sa pratique en Afrique résultent de l’entremêlement de plusieurs conceptions du droit qui se manifestent en une pluralité d’univers normatifs notamment religieux, traditionnels, juridiques, moraux ou philosophiques qui entretiennent entre eux des relations ambivalentes. L’Afrique est irriguée par un pluralisme juridique.

1. La diversité des droits

2. Les rencontres entre droits

3. Prévalence de situations de pluralisme juridique en Afrique

3.1. Les différentes conceptions du pluralisme

3.2. Les conditions pour penser le pluralisme juridique

3.2.1. Accepter la possibilité de droits exo-étatiques

3.2.2. Tensions dans l’univers du pluralisme juridique

3.2.3. Pluralisme juridique et interactions des droits

3.3. La nécessité de croiser les regards

Bibliographie indicative – Introduction aux droits africains

Bibliographie indicative générale – Pluralisme juridique en Afrique

1. La diversité des droits

  1. L’adage est bien connu ; Ubi societa ibi jus : partout où il y a une société, il y a du droit pour l’organiser, la maintenir, voire la développer[1]. Sans qu’il soit nécessaire voir même possible de définir précisément ce qu’est le droit[2], on peut dire ici de manière compréhensive qu’il s’agit d’un ensemble de normes et institutions qui régissent une collectivité d’individus qui le « perçoivent » comme leur interdisant certains comportements, leur autorisant d’autres ou encore les obligeant à d’autres encore. « Perçoivent » écrivons-nous, faute de mieux[3]. Généralement, nous trouvons plutôt avancée l’idée d’acceptation. Cependant, celle-ci ne semble pas convenir, laissant supposer qu’une personne n’est liée que ce par quoi elle a consenti. Il s’agirait certes de la réalisation de l’idéal démocratique et du caractère autonormateur du droit. Mais on ne croit pas qu’existe et ait existé un seul système reposant sur une seule logique de l’acceptation. Il semble devoir en aller de même si, regardant au-delà de la personne, on contemple les collectivités. En effet, si on prend un minimum au sérieux les études faites dans tout ordre juridique sur les « coutumes » ou droits « coutumiers », on observe qu’une part de celles-ci et ceux-ci sont considérés par leurs sujets comme s’imposant à eux sans qu’il y ait de leur part aucune acceptation. L’obligation peut être d’origine juridique ou non, peu importe ; il reste qu’il y a un sentiment, une perception, qu’il s’agit d’une contrainte juridique.

[1] Voir notamment G.-A. J. Kouassigan, Quelle est ma loi ? Tradition et modernisme dans le droit de la famille en Afrique noire francophone, Paris, Pedone, 1974, 311 p., p. 167 : « Peu importe donc que les sociétés traditionnelles négro-africaines par leur organisation ne comportent rien de comparable à la conception européenne et moderne de l’Etat, ce qui est certain c’est qu’il ne peut y avoir de société sans droit, celui-ci étant l’ensemble des règles de conduite sociale assorties de sanctions pour en assurer au besoin l’application en vue de l’aménagement de la vie commune et de la réalisation de l’ordre social conçu comme souhaitable ». Voir également E. Agostini, Droit comparé, Paris, PUF, 1988, p. 9, n° 1 : « […] il est fatal que chaque civilisation engendre sa propre culture juridique, son propre système normatif, son propre corps de législation. Le droit ne constituant pas autre chose que le reflet et le modèle de l’ordre social (Cf. H. Motulsky, « Mission pratique de la philosophie du droit », Archives de Philosophie du droit, 1952, pp. 175-180) auquel il a vocation de s’appliquer, on ne comprend pas qu’un esprit aussi éminent, pourtant ami intime de Domat [note omise], n’ai pas réalisé que la différence des règles juridiques de pays à pays n’était jamais que la conséquence directe et obligée de la diversité des civilisations ». Voir encore M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, 352 : « l’organisation des hommes sur les espaces et envers les ressources s’exprime toujours, quelle que soit la structure politique choisie (État souverain ou forme moins intégrée), en termes de règles, institutions et processus de conduite sociale (même si toutes les normes de conduite ne sont pas des règles juridiques) (note : E. Agostini, Droit comparé, Paris, PUF, 1988, n° 125, p. 9, n° 1 : « il est fatal que chaque civilisation engendre sa propre culture juridique, son propre système normatif, son propre corps de législation » […] »).

[2] P. Sack, « Le droit : perspectives occidentales, perspectives non occidentales », in Une introduction aux cultures juridiques non occidentales autour de Masaji Chiba, W. Capeller, T. Kitamura (dir.), Bruxelles, Bruylant, Bibliothèque de l’Académie européenne de théorie du droit, 1998, 288 p., 45-57, 57 : « Ce qui est propre à toutes ces questions ¾ et l’on en a évidemment donné ici qu’un échantillon ¾ c’est qu’elles nous obligent à accepter l’idée que « le droit » ne se compose pas d’un nombre limité d’institutions, de procédés ou même de fonctions, qu’il consiste au contraire en une gamme de possibilités théoriquement illimitée ; que toute limite qu’on impose au droit provient d’une décision normative ; et qu’une théorie juridique qui ne reconnaît pas cela fournit un alibi pseudo-scientifique à une position politique, position qui pourrait servir à des fins avec lesquelles la théorie même ne serait pas d’accord ». Voir également D. Alland, Sur quelques façons de considérer que le droit international public est ou n’est pas un droit « véritable » », in Représentations du droit international public, Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), à paraître, 2022 : « Rien de ce qui a longtemps été censé caractériser le monde du droit ne lui est spécifique : ni la règle, ni l’autorité, ni les sanctions, ni les institutions ne lui appartiennent en propre. Il est des règles, des sanctions, des autorités, etc. dans des domaines que nul ne songerait à assimiler au droit : le jeu, le sport, la politesse, etc. (Ce point ne peut être développé ici, voir D. Alland, « La règle est-elle le ‘K’ du juriste ? », op. cit.). On trouverait avantage à renoncer à poser d’autorité que ce qui ne correspond pas à ce qui est posé comme donnée immédiate de la juridicité ne saurait être juridique. Reste qu’il serait tout aussi dogmatique de postuler la juridicité simplement parce qu’un phénomène ne répond pas à des critères que l’on rejette ! En résumé, si l’on ne veut pas ramener cette grande affaire à une simple querelle de mots, il faut réfléchir à ce qui permet d’assigner une pratique à un plan qu’il ne soit pas scandaleux de qualifier de « juridique ».  Cela demande de laisser de côté, de se séparer au moins un temps des données immédiates de la juridicité ».

[3] Voir toutefois, le recours à la notion de « croyance » in Ch. Leben, « Droit : quelque chose qui n’est pas étranger à la justice », 11 Droits 1990, pp. 35-40, p. 38 où l’auteur parlant de la justiciabilité, critère selon lui de la juridicité, écrit : « c’est la possibilité pour certaines règles, selon la croyance des acteurs du système, de faire l’objet d’un jgt par un tiers ». Voir également le recours à la notion de « représentation » in D. Alland, Sur quelques façons de considérer que le droit international public est ou n’est pas un droit « véritable » », in Représentations du droit international public, Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), à paraître, 2022 : « A cela un sceptique têtu pourrait objecter que si la preuve d’une pratique internationale efficiente est bien rapportée, cela ne dit rien de sa nature. Très bien. Mais en ce cas au nom de quoi disqualifier ou nier l’existence d’une pratique internationale qui prolifère dans presque tous les domaines socio-économiques alors même que ses acteurs officiels l’assignent eux-mêmes à un plan qu’ils qualifient de juridique, notamment en la distinguant de leurs relations purement politiques ? On est certes libre de considérer que leurs références à des concepts juridiques sont purement cosmétiques, libre de se désoler que cette représentation par les Etats de leur pratique ne corresponde pas au concept pur du Droit et pour cette raison libre de décider que tout cela repose sur un abus de langage. Mais un abus de langage universellement partagé par l’ensemble des locuteurs peut-il longtemps être qualifié d’abus ? Il y a bien des façons pour l’eau de couler et probablement bien des définitions de ce qu’est une cascade par rapport à une « chute d’eau » ou d’autres phénomènes de ce genre, mais ces divergences de définitions n’empêchent pas l’eau de couler. Cette eau, s’agissant de ce que l’on place sous le terme de « droit international public » c’est la pratique internationale placée par ses acteurs mêmes sur un plan parfaitement identifié par eux comme distinct (Ce qui n’exclut pas la porosité des frontières, qu’indique notamment la question de la distinction parfois très délicate entre des textes (ou des pratiques) juridiques et ceux qui n’en sont pas), ce qui emporte, toujours à leurs yeux, une multitude de conséquences tout-à-fait spécifiques (Un exemple parmi bien d’autres : la réparation comme obligation (secondaire) consécutive à un fait internationalement illicite par opposition au versement d’une indemnité ex gratia consécutive à un dommage ne résultant pas d’un tel fait et versée en pure opportunité suivant des considérations humaines (donc morales) ou politiques). Dès lors, le rejet de cette représentation – car c’est une représentation – que les Etats labellisent « droit international public positif » imposerait rien moins que la disqualification d’une pratique massive en l’extrayant du plan sur lequel ses acteurs la placent eux-mêmes. On conviendra qu’il y faut un dogmatisme de fer, forgé d’inébranlables certitudes délivrées depuis un haut sommet d’autorité ! Problème : l’histoire de la pensée enseigne que n’ont jamais été mis au point les outils théoriques très précis qui pourraient permettre de justifier l’énorme « rectification » de cette immense « erreur » partagée par l’ensemble des acteurs du système ».

  1. Bien sûr, on verra qu’une telle approche du droit qui ne voit pas dans celui-ci un phénomène purement objectif mais en partie subjectif pose d’infinis problèmes dont le plus important est celui de la reconnaissance face à un phénomène social de ce qui est du droit et de ce qui n’en est pas. De même, cette subjectivité du droit peut évidemment conduire à des solutions contradictoires sur l’existence d’un droit. Ainsi les Etats européens refusèrent un temps de reconnaître les droits originellement africains, voire le droit musulman, comme du droit. Elle peut cependant conduire au résultat que, sur des fondements différents, un droit pourra être reconnu comme tel par sa propre société et par un système différent[1].

[1] Voir ainsi J.N.D. Anderson, Islamic Law in Africa, London, Cass, 1955 ; rééd. London and New York, Routledge, Coll. Routledge Library Editions: Islam, Vol. 12, 2008, 424 p., 4: “It is, however, vital to remember that the attitude of indigenous Muslims to the basis on which Islamic law is applied may, and often does, differ considerable from that of British lawyers or administrators. Where the latter enforce it, or permit its enforcement, merely as native law and custom, the former will regard it as binding on their consciences by Divine command, however much they may restrict or evade its application in practice, and also, in parts, as imposed by the political command of some Muslim Sultan or Emir”.

  1. Le droit se démarquerait des autres modes de régulation sociale comprenant également l’idée de droits et/ou obligations comme la religion, la morale ou encore le jeu[1] par le fait que les différends y relatifs et les éventuelles rétributions affectant les comportements interdits sont gérés par des personnes humaines sur terre et non par d’autres autorités dans un autre univers, un monde au-delà ou le for intérieur[2].

[1] Sur la comparaison entre le droit et le jeu, entre autres, F. Ost, M. de Kerchove (dir.), Le jeu : un paradigme pour le droit, Paris, L.G.D.J., coll. Droit et société, 1992, 300 p. ; M. van de Kerchove, F. Ost, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris, PUF, 1997

[2] En ce sens, entre autres, L. Oppenheim, « The Science of International Law : Its Task and Method », American Journal of International Law, Vol. 2, pp. 313-356, rééd. in G. Simpson (ed.), The Nature of International Law, Ashgate, Dartmouth, 2001, pp. 93-136, 110-111 : “What I maintain is that municipal law, constitutional law, ecclesiastical law, and international law are all branches of the same tree of law in general as a body of rules for the conduct of the members of a community, which rules shall by common consent of the community be eventually enforced by external power, in contradistinction to rules of morality which by common consent of a community concerned are to be enforced by conscience only”.

  1. Commandant, interdisant, autorisant ou habilitant certains comportements, tout droit est nécessairement l’expression d’un ordre ou projet social dont il assure le maintien et la stabilité »[1]. Il est lui-même un phénomène social, une pratique sociale, produit par la culture et l’histoire de la société qu’il a vocation à structurer et régir en partie (car il ne s’intéresse pas à tout) et est interprété selon ces mêmes données et les valeurs qui gouvernent la collectivité considérée[2]. Dit autrement, aucun droit existe indépendamment de la culture de la société qui l’édicte, l’interprète et l’applique, constituant lui-même un élément parmi d’autres de cette culture[3]. Par un phénomène de récurrence, le droit est produit par la société comme il la produit.

[1] G.-A. J. Kouassigan, Quelle est ma loi ? Tradition et modernisme dans le droit de la famille en Afrique noire francophone, Paris, Pedone, 1974, 311 p., p.15. ; J. Griffiths, « What Is Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 24, 1986, pp. 1-56, 38: “Legal pluralism is a concomitant of social pluralism: the legal organization of society is congruent with its social organization. ‘Legal pluralism’ refers to the normative heterogeneity attendant upon the fact that social action always takes place in a context of multiple, overlapping ‘semi-autonomous social fields’, which, it may be added, is in practice a dynamic condition”.

[2] Voir en ce sens, notamment, P. Legrand, “The Impossibility of ‘Legal Transplants.’ Maastricht Journal of European and Comparative Law, vol. 4, no. 2, June 1997, pp. 111–124.

[3] Ibidem : “A rule does not have any empirical existence that can be significantly detached from the world of meanings that characterizes a legal culture; the part is an expression and a synthesis of the whole; it resonates”.

  1. Le droit étant une production d’une culture sociale et les sociétés étant différentes, il existe une très grande diversité de droits compris comme modes d’organisation de la société[1]. Nous connaissons bien le droit étatique et le droit international ; on verra qu’on peut en identifier d’autres. Les différences tiennent notamment dans l’identité de l’auteur des règles et des autorités (une entité surhumaine, la raison, les sages, les anciens, les membres de la collectivité, etc.) ; dans la teneur des règles de conduite (ici, l’homosexualité est tolérée ; là, elle est expressément reconnue ; là encore, elle est interdite et ailleurs pénalement répréhensible), dans leur mode réalisation (existence ou non d’un juge spécialisé, caractère subsidiaire ou non de son office par rapport à d’autres modes de règlement des différends ; recours à la justice privée ou non, etc.) et dans l’architecture de la société.

[1] P. Sack, « Cultures juridiques en Océanie », in Une introduction aux cultures juridiques non occidentales autour de Masaji Chiba, W. Capeller, T. Kitamura dir., Bruxelles, Bruylant, Bibliothèque de l’Académie européenne de théorie du droit, 1998, 288 p., 225-231, 230 : « Si nous acceptons le postulat que le droit est un objet culturel, nous devons admettre que le droit peut prendre des formes qui diffèrent l’une de l’autre de façon fondamentale. Ce qui veut dire non seulement que toute définition du droit sera plus ou moins relative (raison suffisante pour abandonner toute tentative qui viserait la formulation d’une théorie universelle du droit) mais aussi que n’importe quel aspect de n’importe quelle culture peut éventuellement faire partie du système juridique » ; Y. Person, « L’Etat-Nation et l’Afrique », Outre-Mers. Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 68, no. 250-253, 1981 – Etat et société en Afrique noire, pp. 274–282, 275 : « Il y a certes une unité profonde de la nature humaine, mais cette unité consiste justement dans la diversité des solutions culturelles qu’elle peut apporter dans les rapports de chaque personne avec les autres et avec sa mort ».

2. Les rencontres entre droits

  1. Cependant, les société et cultures peuvent se rencontrer et se sont toujours rencontrées, partout dans le monde[1]. Tel fut pendant des siècles – et reste – le cas au sein de l’espace africain[2]. Or une rencontre politique, philosophique, sociale et même économique s’accompagne d’une rencontre juridique. Ces rencontres furent et sont permises par la circulation des droits et leur capacité de se diffuser en dehors de leur zone de production. Cette dernière capacité dépend d’un grand nombre de facteurs qui peuvent se combiner ou non et changer dans le temps et les espaces, en sorte que cette diffusion n’est « pas scientifiquement mesurable »[3].

[1] H. Jameson, « Y a-t-il une voie africaine du socialisme ? », Présence Africaine, 1964/1, N° XLIX, pp. 50-63, 62-63 : « c’est là un trait particulier à la civilisation : à la longue, il lui manque toujours « certains éléments » et elle doit faire appel à des peuples qui lui sont contemporains pour assurer changement et continuité. / Dans sa Psychologie Sociale, le Professeur McDougall fait écho à la même idée : « Il n’y a pas une seul des grandes nations européennes qui ait créé sa propre civilisation, mais chacun d’elles n’a fait qu’emprunter les divers éléments de sa culture à tous les peuples de la terre, en les combinant et en les adaptant pour satisfaire ses besoins propres, et en jouant elle-même un rôle, réduit quoiqu’important, dans l’ensemble ». / C’est dans une telle perspective, quoique en pratiquant la politique de non-alignement la plus stricte, que les Africains d’aujourd’hui s’efforcent de forger le socialisme dans une manière africaine » ; Sally E. Merry, “Legal Pluralism.” Law and Society Review, Vol. 22, No. 5, 1988, pp.869-896, 870: “Yet, legal pluralism goes far deeper than the joining of European and traditional forms of law. We are only now beginning to explore the extent to which previously colonized societies are legally and culturally plural. The Europeans were not the first outside influence bringing a new legal system to many Third World peoples. Indigenous law had been shaped by conquests and migrations for centuries. For example, Geertz describes the legal complexity of Java as the product of the encounters of an original group of settlers from South China and north Vietnam with India states, Chinese trading communities, Islamic missionaries, Dutch and British colonizers, Japanese occupation forces, and presently, the Indonesian state (1983: 226)” ; E. Agostini, Droit comparé, Paris, PUF, 1988, n° 125 : « innombrables ont été les emprunts ponctuels par lesquels tel ou tel ordre juridique s’est inspiré d’exemples en introduisant des institutions ou des règles inspirées de l’étranger [note omise] ».

[2] En ce sens, notamment, M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, 347-348. Voir également : « Même si l’Afrique a longtemps constitué un lieu de destination de toutes sortes de mouvements de population et de flux culturels, elle a aussi, depuis des siècles, été une zone de départ en direction de plusieurs autres régions du monde », A. Mbembe, « Afropolitanisme », Africultures. Les mondes en relation, 25 décembre 2005. [En ligne]. http://africultures.com/afropolitanisme-4248/?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=500 [consulté le 11 septembre 2021].

[3] Voir ainsi sur la diffusion du droit français, Conseil d’Etat, Section du rapport et des études, L’influence internationale du droit français, Etude adoptée par l’Assemblée générale du Conseil d’Etat le 19 juin 2001, Paris, La Documentation française, 159 p., spéc. p. 51.

  1. Quand une rencontre se produit, une société peut vouloir emprunter quelque chose à une autre, l’imiter ou, au contraire s’en différencier voire la rejeter. De même, l’une peut vouloir imposer à l’autre son droit ou une partie de celui-ci, de manière pacifique ou guerrière. En tout état de cause, « aucune société moderne ne peut revendiquer un droit pur, exempt de toute influence extérieure, qu’elle soit conceptuelle ou doctrinale ou qu’elle passe par des emprunts normatifs »[1]. Ce phénomène d’emprunt très ancien, remontant au moins à l’Antiquité, s’est développé de plus en plus entre les sociétés à la faveur de la facilité des rencontres et déplacements.

[1] M. Kamto, « Sur la notion de droit constitutionnel », in M. Kamto & J. Matringe (dir.), Droit constitutionnel africain, à paraître, Paris, Pedone, 2023.

  1. Une rencontre entre sociétés et entre leurs droits peut être spontanée et même inconsciente, par le biais des échanges commerciaux ou autres, des déplacements de population, des lectures et autres médias, tout modèle juridique étant mobile et se diffusant selon des voies variées. Elle peut être, on l’a dit, volontaire, par l’ouverture de l’une à l’autre, ou forcée, imposée par une plus puissante que l’autre. Elle peut être – et est souvent – le fruit des deux simultanément. Tel fut le cas, pour une bonne part, des colonisations européennes présentées souvent comme imposées par la pure force mais qui ont pu également été acceptées par certains pans des sociétés africaines, notamment pour régler des problèmes internes[1]. Quant à la pénétration de l’Islam en terre africaine, celle-ci se fit de manières très variées, parfois de manière unilatérale et brutale, parfois de manière pacifique et consensuelle.

[1] Voir notamment J.-F. Bayart, L’Etat en Afrique

  1. Les emprunts ou transplantations qui résultent de ces rencontres ne sont cependant jamais purs. On sait au moins depuis Montesquieu que le produit juridique risque fort de ne pas convenir parfaitement à la société d’accueil[1]. En outre, le groupe (ou l’individu) qui reçoit un corps ou objet étranger comprend et conçoit celui qu’il contemple (juridique ici) avec ses propres conceptions du droit et de la société. En effet, l’ethnocentrisme – entendu comme le fait de percevoir ce qui est étranger par ses propres catégories et modèles de pensée – est une façon de comprendre le monde qui est universelle (et non propre à la culture européenne comme on le réduit trop souvent en appelant ethnocentrisme ce qui n’est que de l’européocentrisme ou eurocentrisme)[2]. Il en résulte nécessairement une déformation de cet objet, norme ou institution, par l’interprétation qui en est faite par cette société et ses membres. On peut renvoyer notamment aux débats qui ont animé les indépendances sur le « socialisme africain » ou « le socialisme en Afrique » et les multiples interprétations qui ont pu être faites par les intellectuels et dirigeants africains du socialisme et du marxisme[3].

[1] Ch. Montesquieu, De l’esprit des lois I, 1748, Paris, GF-Flammarion, 1979, 507 p., Livre premier, chapitre III – Des lois positives : « La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine. Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre »

[2] En ce sens, notamment I. Kopytoff, “Socialism and Traditional African Societies”, in W. H. Friedland & C.G. Rosberg Jr. (eds), African Socialism, Stanford, Stanford University Press, 1964, pp. 53-62, 54. Sur l’eurocentrisme, M. Koskenniemi, « Histories of International Law : Dealing with Eurocentrism », Rechtsgeschichte, Vol 19, 2011, pp. 152-177. ; L. Obregon, « Martti Koskenniemi’s Critique of Eurocentrism in International Law », in Wouter Werner (éd), The Law of International Lawyers – Reading Martti Koskenniemi, Cambridge University Press, 2017, pp 362-392; V. Genin, « Eurocentrisme et modernité du droit international, 1860-1920 », Monde(s), Vol 14, n°2, 2018, pp 199-221 ; N. Tzouvala, « The Specter of Eurocentrism in International Legal History », Yale Journal of Law & the Humanities, Vol 31, No. 2, 2021, pp. 413-434.

[3] Voir notamment Aristide R. Zolberg, “The Dakar Colloquium: The Search of a Doctrine”, in W. H. Friedland & C. G. Rosberg Jr. (eds), African Socialism, Stanford, Stanford University Press, 1964, pp. 113 ss., 119-120.

  1. En ce sens, la société (ou l’individu) qui emprunte ne peut pas emprunter à la fois la norme ou l’institution allogène et toutes les valeurs qui les ont inspirées et animées ni emprunter le contexte et le cadre dans lesquels elles ont été inventées et mises en œuvre. La société d’emprunt ne peut pas faire totalement siens la culture et le droit tels qu’ils existent dans la société de provenance. Elle les transforme, modèle voire pervertit en les acclimatant ou en les tordant à sa propre culture, en leur donnant de nouvelles significations et de nouveaux modes d’être possibles. En sorte que même si on voit le même énoncé dans deux systèmes différents, leur signification ne sera pas la même, a fortiori si, au passage, on a opéré une traduction[1]. La règle sera donc différente dans les deux sociétés même si leur expression verbale ou écrite est identique. On pense notamment aux constitutions des indépendances des Etats francophones. On a dit à l’envi qu’elles constituaient des copies de la Constitution française de 1958. Qui ne voit cependant comment elles ont été transformées en appareils dictatoriaux ? En somme, « Law and the social context in which it operates must be inspected together”[2].

[1] Voir P. Legrand, “The Impossibility of ‘Legal Transplants.’ Maastricht Journal of European and Comparative Law, vol. 4, no. 2, June 1997, pp. 111–124, passim.

[2] Sally F. Moore, “Law and Social Change: The Semi-Autonomous Social Field as an Appropriate Subject of Study”, Law and Society Review, Vol. 7, No. 4, 1973, pp. 719-746, 719.

Au demeurant, l’apparition d’un système juridique étranger ou d’un de ses éléments dans une société ne fait généralement pas disparaître ce qui préexistait et la rencontre peut produire dans le temps de nouvelles formes ou substances juridiques[1].


[1] Voir, au sujet du fait colonial et d’un point de vue sociologique, G. Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 11, 1951, pp. 44–79, 73 : « Car il semble bien que certaines « manières d’être liés », certaines liaisons sociales subsistent, alors que les structures au sein desquelles elles jouaient sont altérées ou détruites, tandis que de nouvelles paraissent en fonction de la situation coloniale, des conjonctures sociales créées par celle-ci. Elles peuvent co-exister et donner aux innovations conçues par la société colonisée ces caractères à la fois traditionalistes et modernistes, cette ambiguïté notée par quelques observateurs ».

  1. Cela dit, les transformations ne sont pas l’apanage des sociétés réceptrices. Une société qui projette son droit peut travestir ses normes et institutions quand elle veut les étendre à d’autres qu’elle comme, on le verra, le droit colonial par rapport au droit métropolitain.
  2. De même, ces emprunts sont rarement univoques et voulus par toute la société d’emprunt. Il peut y avoir simultanément dans la société d’emprunt des phénomènes d’acceptation, de tolérance, d’indifférence et de résistance qui peuvent se manifester par une réception – impure on l’a dit – de la greffe, un rejet de celle-ci ou la perversion du produit importé. Les résistances peuvent être politiques, idéologiques ou religieuses ; elles peuvent résulter du poids des traditions ou du caractère inadéquat du produit importé et de la vision du monde qui le sous-tend dans la société d’accueil[1]. Ces réactions peuvent encore relever du domaine de la psychologie voire de la psychanalyse. On songe notamment à la sidération de certaines populations africaines à l’arrivée des Européens et aux complexes d’infériorité intériorisés par celles-ci en acceptant l’image que projetaient d’elles les sociétés conquérantes si puissantes et organisées. Elles peuvent porter sur les règles architecturales (le droit « constitutionnel » ou « administratif ») ou sur les règles de la vie quotidienne des populations (droits de la personne, en particulier le droit de la famille et des successions, le droit foncier ou encore le droit pénal).

[1] J. John-Nambo, « Quelques héritages de la justice coloniale en Afrique noire », Droit et société, 2002/2, n° 51-52, pp. 325-344, 326 : « aux indépendances, les Etats africains sortis de la colonisation française, s’ils n’ont pas ressuscité l’ancienne justice traditionnelle ou recopié intégralement la justice européenne, se sont essentiellement fondés sur les principes élaborés en Europe et pour l’Europe. Or ces principes ne pouvaient être appliqués en Afrique ni intégralement ni de façon satisfaisante car, malgré les apparences historiques, les institutions impliquent toujours des structures sociales et une conception qui ne se transfèrent pas d’une société à une autre ».

  1. Ces emprunts, qu’ils « réussissent » ou non, participent en tout cas de l’évolution des droits qui ne sont jamais figés, mais se recomposent continuellement[1] au gré des changements dans la culture et des besoins d’une société : « Les contacts entre différentes civilisations apportent nécessairement des innovations, des remises en cause. […]. La difficulté principale réside dans la détermination des apports des différents contacts culturels par rapport au développement interne des différentes coutumes »[2] ; pour nous, ce qui serait « africain » et ce qui serait autre.

[1] En ce sens, notamment, A. Gambaro, R. Sacco & L. Vogel, Le droit de l’occident et d’ailleurs, Paris, LGDJ, 2011, 455 p. [Blog], § 15.

[2] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., p. 41.

  1. Car – c’est le cas partout en Afrique – un droit pris comme système peut, dans le temps ou simultanément, emprunter à plusieurs autres et être ainsi composé d’un grand nombre de normes et institutions d’origines différentes[1], lesquelles peuvent gouverner simultanément les personnes. Cela nous conduit à la question du pluralisme juridique.

[1] Voir par exemple E. Cotran, “The Unification of Laws in East Africa”, The Journal of Modern African Studies, Vol. 1, No. 2, 1963, pp. 209-220, 209-210: “Each country – Kenya, Uganda, and Tanganyika – has, first, a general territorial law, which consists of (a) written laws, including Ordinances, Acts of Parliament (as they are called after independence), and subsidiary legislation; (b) Indian enactments, though these are gradually disappearing and are being replaced by local Acts; (c) certain applied Acts of the United Kingdom Parliament, with some exceptions and modifications; and (d), in the absence of (a), (b), and (c), the substance of the common law, doctrines of equity, and statutes of general application in force in England on a particular date.1 It is, however, provided that the said common law, doctrines of equity, and statutes of general application shall be in force in the territory only so far as the circumstances of the territory and its inhabitants permit, and subject to such qualifications as local circumstances may render necessary. The second main category is customary law – or, to be more precise, customary laws”.

3. Prévalence des situations de pluralisme juridique en Afrique

  1. Le phénomène du pluralisme juridique n’est aucunement une spécificité des droits africains et de l’époque contemporaine, mais a existé – et existe – vraisemblablement dans tout système juridique et/ou toute société[1]. Etudié dans l’Europe post-médiévale[2], il fut théorisé en sociologie avant que les anthropologues puis les juristes s’en saisissent depuis au moins le XIXe siècle en Europe[3] et un des ouvrages les plus connus en la matière, écrit par des anthropologues, se rapporte aux Amériques[4]. Il n’en reste pas moins que ce phénomène y connaît en Afrique des manifestations particulièrement importantes. Révélateur est le fait que la revue African Law Studies est devenue le Journal of Legal Pluralism, lui-même rebaptisé Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law. Il semble en effet qu’en terre africaine, une nouveauté juridique n’efface pas comme souvent ailleurs ce qui a préexisté, mais s’y surajoute et s’y mêle[5].

[1] Sally E. Merry, “Legal Pluralism”, Law and Society Review, Vol. 22, No. 5, 1988, pp. 869-896, 869: “Indeed, given a sufficiently broad definition of the term legal system, virtually every society is legally plural, whether or not it has a colonial past. Legal pluralism is a central theme in the reconceptualization of the law/society relation”.

[2] Voir J.-G. Belley, « Pluralisme juridique », in A.-J. Arnaud et al. (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 2e éd. Corrigée et augmentée, pp. 446-449, 446.

[3] Voir J.-G. Belley, « L’Etat et la régulation juridique des sociétés globales : pour une problématique du pluralisme juridique », Sociologie et sociétés, Vol. 18, No. 1, 1986, p.11–32. https://doi.org/10.7202/001041ar

[4] Karl N. Llewellyn, E. Adamson Hoebel, The Cheyenne Way. Conflict and Case Law in Primitive Jurisprudence, Norman, Oklahoma, University of Oklahoma Press, I941; rééd. La voie Cheyenne. Conflit de jurisprudence dans la science primitive du droit, Paris/Bruxelles, LGDJ/Bruylant, 1999, 333 p.

[5] En ce sens, au sujet d’autres domaines, F.-X. Fauvelle, Penser l’histoire de l’Afrique, CNRS Editions / De Vive Voix, coll. Les Grandes Voix de la Recherche, 2022, 94 p., 19-20 : « Il est impensable aujourd’hui, en tout cas, il devrait être impensable d’aborder l’histoire des grandes innovations techniques et économiques de l’humanité (la microlithisation au Paléolithique supérieur, la production alimentaire au Néolithique, les métallurgies), sans examiner d’abord leur élaboration ou leur réception en Afrique. Toutes les grandes innovations, y compris l’écriture, ont été connues en Afrique. Mais il s’est passé une chose intéressante à observer : aucune de ces innovations n’y a fait table rase du passé, à la différence de ce qui s’est produit en Eurasie – à l’instar de la néolithisation qui n’a pas laissé subsister de sociétés de chasseurs-cueilleurs. En Afrique, au contraire, les innovations techniques et économiques ont cohabité : les agriculteurs avec les chasseurs-cueilleurs, les Etats centralisés avec les éleveurs nomades… Elles n’ont pas homogénéisé les sociétés ; elles ont complexifié leurs interactions. Si bien que l’histoire de l’Afrique est riche, non seulement pour ce qu’elle nous apprend des trajectoires africaines, mais aussi parce qu’elle nous permet de réinterroger la trajectoire historique des sociétés européennes, qui fournit bien souvent, à tort, le modèle évolutionniste à partir duquel penser les trajectoires des autres sociétés du monde ».

3.1. Les différentes conceptions du pluralisme

Il existe un grand nombre de conceptions du pluralisme. Peut-être, cependant, peut-on ici distinguer très schématiquement deux grandes approches.

  1. Une approche macro-juridique part généralement de l’Etat, ce que font la plupart des juristes, mais peut partir d’un autre système normatif. Selon cette approche, généralement, le pluralisme caractérise la situation dans laquelle des personnes d’une même collectivité ne sont pas régies par les mêmes règles, mais par des règles différentes. Il y aurait ainsi pluralisme si existent simultanément dans une société plusieurs systèmes normatifs[1]. Cette approche n’est pas en elle-même très intéressante car elle caractérise un phénomène banal, celui de la pluralité du droit, et ne pose pas de difficulté insurmontable : aucun droit ne s’applique de manière uniforme à toutes les personnes qui constituent la société. Elle pose en outre problème en utilisant le vocabulaire « pluralisme » là où on s’entendait pour parler de « pluralité », complexifiant ainsi inutilement, à notre sens, la compréhension du phénomène qu’elle étudie.

[1] J. Griffiths, « What is Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 24, 1986, pp. 1-56, 38: “Legal pluralism is an attribute of a social field and not of ‘law’ or of a ‘legal system’. A descriptive theory of legal pluralism deals with the fact that within any given field, law of various provenance may be operative. It is when in a social field more than one source of ‘law’, more than one ‘legal order’, is observable, that the social order of that field can be said to exhibit legal pluralism” ; Sally E. Merry, “Legal Pluralism.” Law and Society Review, Vol. 22, No. 5, 1988, pp. 869-896, 870: “What is legal pluralism? It is generally defined as a situation in which two or more legal systems coexist in the same social field (Pospisil, 1971; Griffiths 1986a; Moore, 1986a)”.

  1. Certains précisent toutefois qu’il ne s’agit pas tant de l’existence et de l’application de normes différentes à des relations, situations ou institutions elles-mêmes différentes que de l’« existence simultanée, au sein d’un même ordre juridique, de règles de droit différentes s’appliquant à des situations identiques »[1]. En ce sens, le pluralisme se distinguerait (on avoue ne pas savoir comment) du phénomène de pluralité du droit. Il reste toutefois à déterminer ce que sont des situations identiques ou non. Or, souvent, cela dépend du droit lui-même qui va considérer que deux personnes ne sont pas dans une situation identique pour justifier l’édiction et l’application de normes différentes, comme le firent les droits des Etats européens entre la population de la métropole et la population « indigène » au sein de laquelle, d’ailleurs, des Etats comme la France et la Belgique vont encore faire des distinctions. Cette approche n’est donc pas des plus malléables.

[1] J.-G. Belley, « Pluralisme juridique », in A.-J. Arnaud et al. (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 2e éd. Corrigée et augmentée, pp. 446-449, 446, définition 1 a).

  1. Dans une approche micro-juridique ou anthropologique, c’est-à-dire partant de l’individu et non de l’Etat[1], le pluralisme caractériserait la situation d’un individu aux actions et relations duquel sont simultanément ou alternativement applicables plusieurs normes d’origines différentes, compatibles ou non[2], provenant de plusieurs champs et réseaux sociaux qui sécrètent et mettent en œuvre un droit singulier qui le gouverneront[3].

[1] Pour une telle approche, notamment, E. Le Roy, « Pourquoi, en Afrique, « le droit » refuse-t-il toujours le pluralisme que le communautarisme induit ? », Anthropologie et Sociétés, Vol. 40, No. 2, 2016, pp. 25–42, 38 : « Le « droit » véhiculé par les élites est une des formes, principalement discursive, écrite et sacralisée, d’une juridicité qui, par ses pratiques, usages, comportements et autres formes d’expression, continue de traduire les exigences communautaires que l’état de la société et ses modes de production exigent. Pour cela, il faut accepter l’idée que la juridicité est autant comportements et habitus que normes explicites et que le pluralisme est celui de la diversité des comportements réguliers des acteurs avant d’être l’expression d’une différence des règles ou de normes, donc centrée sur l’acteur juridique plutôt que sur la norme. L’expression de pluralisme intégral restitue alors l’exigence d’une prise en compte de l’ensemble de l’expérience juridique dans ses explicites et implicites, ses dimensions manifestes et cachées puis ses enjeux propres qui sont, au plus simple, selon la belle formule de Pierre Legendre « vitam instituere », instituer la vie en société par le respect de la diversité de ses composantes » ; G. Corradi, “Human Rights and Legal Pluralism in Legal Development Aid: Insights from Sub-Saharan Africa”, Human rights & international legal discourse, Vol. 9, No. 1, 2015, pp. 66-89, 75: “The concept ‘legal pluralism’ arises from the observation that individual and social behaviours are regulated by more than one normative order [note omise] ».

[2] Par exemple J. Vanderlinden, “Return to Legal Pluralism: Twenty Years Later”, Journal of Legal Pluralism, 1989, No. 28, pp. 149-157, 153-154 : « I would be tempted to say that pluralism is essentially a condition, thus a way of being, of existing. It is the condition of the person who, in his daily life, is confronted in his behavior with various, possibly conflicting, regulatory orders, be they legal or non-legal, emanating from the various social networks of which he is voluntarily or not a member. […],. Legal pluralism is but a specific case of regulatory pluralism » ; J. Vanderlinden, « Production pluraliste du droit et reconstruction de l’Etat africain » (première version d’un texte à paraitre), Afrique contemporaine, 2001, p. 2-3 [En ligne]. https://bit.ly/2Wyi74D, § 1 : « la conception pluraliste […], part du constat que, pour chaque individu, existe un certain nombre de réseaux sociaux normatifs et autonomes qui s’efforcent de gouverner son comportement. Ceux-ci sont potentiellement ou actuellement – en conflit les uns avec les autres, et, entre eux, l’individu – considéré désormais comme un sujet de droits et non plus comme uniquement le sujet de droit de l’Etat – « magasine », dans toutes la mesure du possible, à la recherche aussi bien du for devant lequel porter un éventuel conflit, que du droit qu’il souhaite voir gouverner la solution de ce conflit ». Il n’est pas cependant certain que l’individu soit toujours en mesure d’orienter son choix, subissant un certain nombre de contraintes.

[3] En ce sens G. Corradi, “Human Rights and Legal Pluralism in Legal Development Aid : Insights from Sub-Saharan Africa”, Human rights & international legal discourse, Vol. 9, No. 1, 2015, pp. 66-89, 75.

3.2. Les conditions pour penser le pluralisme juridique

3.2.1. Accepter la possibilité de droits exoétatiques

  1. Pour concevoir que plusieurs droits ou systèmes juridiques puissent être applicables simultanément à un individu, il faut abandonner la vision dominante des juristes positivistes depuis le XIXe siècle qui en fait un instrument d’autorité à la disposition du seul Etat (ou de plusieurs conjointement depuis qu’on a admis que le droit international public est du droit)[1]. Il faut s’ouvrir à une autre approche et à une définition plus compréhensive du droit qui n’exige pas un commandement de l’Etat assorti d’une sanction déterminée et appliquée par celui-ci, mais se contente de l’existence d’une autorité ou d’institutions, quelles qu’elles soient, « perçues » (voir supra sur l’idée de perception) comme produisant et mettant en œuvre du droit[2]. En acceptant que l’Etat ne soit qu’une manifestation du droit, on peut reconnaître qu’une communauté religieuse, villageoise ou lignagère, une entreprise, un groupement sportif, un syndicat, une profession ou encore une association peuvent constituer des sociétés ayant leur droit sans que n’intervienne l’Etat du moment qu’elles produisent de la « juridicité »[3].

[1] Contra, toutefois, L. Oppenheim, « The Science of International Law : Its Task and Method », American Journal of International Law, Vol. 2, pp. 313-356, rééd. in G. Simpson (ed.), The Nature of International Law, Ashgate, Dartmouth, 2001, pp. 93-136, 110-111 : la définition du droit interne comme ensemble de règles imposé par un souverain sur ses sujets est fausse. Elle contient une part, mais non toute la vérité. Elle n’explique ni l’existence d’un droit coutumier ni le fait que le souverain a le pouvoir juridique d’imposer des règles juridiques de conduite à ses sujets.

[2] J. Griffiths, « What is Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 24, 1986, pp. 1-56 [Blog], 14.

[3] En ce sens, entre autres, J. Gilissen, « Introduction à l’étude comparée du pluralisme juridique », in J. Gilissen (dir.), Le pluralisme juridique, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1972, 332 p., 7-17, 8 et 12 et s. ; M. kamto, Pouvoir et droit en Afrique noire. Essai sur les fondements du constitutionnalisme dans les Etats d’Afrique noire francophone, Paris, LGDJ, 1987, 545 p., 39 : « La définition du Droit telle qu’elle ressort de la théorie positiviste est sans doute valable pour les sociétés étatiques modernes, y compris les Etats africains actuels. Elle est, en revanche, inapplicable aux sociétés africaines traditionnelles. C’est pourquoi, comme pour le Pouvoir, l’analyse du droit de ces sociétés sera différente. Car si l’on adopte le point de vue selon lequel il peut y avoir des règles juridiques sans existence de l’Etat, et par conséquent, sans sanctions étatiques, l’on voit mal la différence qu’il y aurait à faire entre les règles sociales juridiques créées par l’Etat, et les règles sociales non juridiques rattachées aux valeurs morales de la société ». En ce sens, également, bien que ne traitant pas de champs juridiques mais sociaux, Sally F. Moore, “Law and Social Change: The Semi-Autonomous Social Field as an Appropriate Subject of Study”, Law and Society Review, Vol. 7, No. 4, 1973, pp. 719-746, 722. Voir encore l’abondante doctrine sur le droit transnational et le droit global, la lex mercatoria, la lex sportiva, la lex extractiva ou la lex petrolea.

  1. Il faut toutefois, on l’a dit, que que les membres de ces sociétés « perçoivent » qu’il s’agit là de droit et non d’autre chose (un jeu, une philosophie, une religion, une morale, un système arbitraire, etc.). Ici, toutefois, nous nous trouvons devant un problème de détermination qu’on avoue ne pas avoir réussi à surmonter tant il se subdivise en questions semble-t-il insolubles. Qu’est-ce qu’une personne ou un groupe considère être du droit plutôt qu’autre chose ? Quelle est son appréhension de ce qui est du droit et n’en est pas ? Nous ne connaissons pas de méthode fiable pour répondre à ces questions. Faut-il s’en remettre à une conception du droit qu’on postulerait universelle et à l’aune de laquelle nous qualifierions ou non des pratiques de droits, quitte à juger du bien-fondé ou non de la perception qu’en ont les sujets et acteurs concernés ? Doit-on au contraire s’en remettre à la seule appréciation de ceux-ci (en supposant qu’on puisse savoir ce qu’ils perçoivent être du droit plutôt qu’autre chose) mais au risque de ne plus avoir de critère solide sur lequel s’appuyer ?[1] Ne pouvant nous en remettre à une définition figée supposée valoir universellement mais ne pouvant pas non plus rentrer dans chaque système social pour qualifier celui-ci ou certains éléments de juridiques ou non, on se contentera ici d’une méthode artisanale – mais le droit n’est-il pas art ou bricolage ? –, on naviguera entre ces deux positions sans toujours savoir si telle ou telle pratique, institution ou relation dont on parlera est du droit ou n’en est pas.

[1] Pour une critique de cette approche, G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, Paris, LGDJ, 4e éd., 1949, 417 p., 290 : « Ce qui est le droit, à dit M. Em. Lévy, c’est ce que nous croyons être le droit ». A prendre au sérieux de telles formules on arrive à fonder le droit sur la croyance générale, c’est-à-dire, et par une singulière perversion de l’esprit, la vérité sur l’erreur commune ».

  1. En tout état de cause, on ne peut penser un tel pluralisme qu’en acceptant qu’il existe autre chose dans l’univers du droit que le droit étatique et que du droit peut être produit et mis en œuvre par d’autres entités que les Etats et de manière autonome par rapport à celui-ci[1]. Si, en effet, la production du droit est le monopole de l’Etat, ce que pense la majorité des positivistes[2], il ne peut exister qu’un seul droit applicable à un individu et ses relations, le droit de l’Etat[3]. En nous inspirant de G. Otis (« Les figures de la théorie pluraliste dans la recherche juridique », in G. Otis (dir.), Méthodologie du pluralisme juridique, Paris, Karthala, coll. 4 vents, 2012, pp. 9-24), on appellera ici « droits exoétatiques » ces droits dont le fondement de validité n’est pas du droit d’origine étatique, c’est à dire le droit étatique (produit par la volonté d’un seul Etat) et le droit international public (produit par la volonté de plusieurs Etats).

[1] En ce sens, notamment, J. Griffiths, « What Is Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 24, 1986, pp. 1-56, 38: “Pursuing Moore’s analysis to its conclusion and rejecting her last-minute lapse into legal centralism, it follows that law is the self-regulation of a ‘semi-autonomous social field’. The idea that only the law of the state is law ‘properly so called’ is a feature of the ideology of legal centralism and has for empirical purposes nothing to be said for it. Distinctions can, where appropriate, be made between more or less differentiated forms of law. The self-regulation of a semi-autonomous social field can be regarded as more or less ‘legal’ according to the degree to which it is differentiated from the rest of the activities in the field and delegated to specialized functionaries (see Griffiths, 1984a).[41] But differentiated or not, ‘law’ is present in every ‘semi-autonomous social field’, and since every society contains many such fields, legal pluralism is a universal feature of social organization” ; J.-G. Belley, « L’Etat et la régulation juridique des sociétés globales : pour une problématique du pluralisme juridique », Sociologie et sociétés, Vol. 18, No. 1, 1986, p. 11–32. https://doi.org/10.7202/001041ar, p. 12:  « Considérée du strict point de vue logique, la notion de pluralisme juridique peut se concevoir sans rapport nécessaire avec l’existence de l’Etat. A l’encontre d’une conception moniste du droit, elle suggère fondamentalement qu’il existe au sein d’une société une pluralité de cadres sociaux où se manifestent des phénomènes de droit, que cette société soit caractérisée ou non par la présence de l’Etat. Elle signifie que la centralisation du droit par une instance de pouvoir donnée, étatique ou autre, garde toujours un caractère relatif. Mais dans le contexte d’émergence de la sociologie du droit, la notion de pluralisme juridique a pris un sens historique bien précis. Recourir à cette notion, c’était alors défendre la thèse d’une étatisation incomplète du droit, de l’existence du droit en dehors de l’Etat, de l’inaptitude de la conception dominante chez les juristes à exprimer adéquatement la réalité du droit » ; 26-27 : « Au-delà de la conception dogmatique véhiculée par les juristes, la problématique du pluralisme juridique doit privilégier une définition résolument générique qui prenne en compte les dimensions de la réalité sociale du droit qu’une définition centrée exclusivement sur le droit étatique a pour effet d’exclure ou de traduire incorrectement [note omise] » ; Sally E. Merry, “Legal Pluralism.” Law and Society Review, Vol. 22, No. 5, 1988, pp. 869-896, 871-889: “First, a concern with legal pluralism moves away from the ideology of legal centralism-the predisposition to think of all legal ordering as rooted in state law and suggests attention to other forms of ordering and their interaction with state law. It highlights competing, contesting, and sometimes contradictory orders outside state law and their mutually constitutive relations to state law”; J. Vanderlinden, « Production pluraliste du droit et reconstruction de l’Etat africain ? » (première version d’un texte à paraitre), Afrique contemporaine, 2001, p. 2-3, § 1. ; G. Otis, « Les figures de la théorie pluraliste dans la recherche juridique », in G. Otis (dir.), Méthodologie du pluralisme juridique, Paris, Karthala, coll. 4 vents, 2012, pp. 9-24, 9 : « La recherche juridique pluraliste repose sur la remise en cause de la prétention de l’Etat au monopole de la production du droit et donc sur la disjonction de la normativité juridique et de l’organisation étatique » ; 10-11 : « Ce qui distingue le juriste « pluraliste » de ces professeurs (des facultés de droit) est l’idée que ni les organes de l’Etat ni les clercs du droit étatique ne peuvent prétendre au monopole de l’attribution du label juridique [note omise] ».

[2] P. ex. P. Amselek, « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines », 10 Droits 1989 ¾ définir le droit / 1, pp. 7-10., p. 10 : « le droit est constitué par les règles en vigueur dans les sociétés humaines qui correspondent à la mise en œuvre, dans ces sociétés, de l’autorité publique, du pouvoir public ou puissance publique. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’aphorisme latin « ubi societas ibi jus » ».

[3] J. Griffiths, « What is Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 24, 1986, p. 1-56, 3 : “According to what I shall call the ideology of legal centralism, law is and should be the law of the state, uniform for all persons, exclusive of all other law, and administered by a single set of state institutions. To the extent that other, lesser normative orderings, such as the church, the family, the voluntary association and the economic organization exist, they ought to be and in fact are hierarchically subordinate to the law and institutions of the state./ In the legal centralist conception, law is an exclusive, systematic and unified hierarchical ordering of normative propositions, which can be looked at either from the top downwards as depending from a sovereign command (Bodin, 1576; Hobbes, 1651;Austin, 1832) or from the bottom upwards as deriving their validity from ever more general layers of norms until one reaches some ultimate norm(s) (Kelsen, 1949; Hart, 1961). In either case, while the various subordinate norms which constitute ‘law’ carry moral authority because of their position in the hierarchy, the apex itself – the sovereign or the grundnorm or the rule of recognition – is essentially a given. It is the factual power of the state which is the keystone of an otherwise normative system, which affords the empirical condition for the actual existence of ‘law’. Hence the necessary connection between the conception of law as a single, unified and exclusive hierarchical normative ordering and the conception of the state as the fundamental unit of political organization”.

  1. Une telle position nous permettrait ainsi de renouer le fil de l’histoire. En effet, l’histoire de l’Occident lui-même, qui a inventé l’Etat moderne et imposé cette conception statocentrée du droit, révèle sans ambiguïté que du droit existait bien avant l’avènement de cet Etat moderne[1].

[1] Voir notamment J. Gilissen, « Introduction à l’étude comparée du pluralisme juridique », in J. Gilissen (dir.), Le pluralisme juridique, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1972, 332 p., 7-17, 7-8. Voir également, outre les ouvrages d’histoire du droit, entre autres, F. Fukuyama, The Origins of Political Order. From Prehuman Times to the French Revolution, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 2011, 585 p., 22: “The sequencing of political development in Western Europe was highly unusual when compared to other parts of the world. Individualism on a social level appeared centuries before the rise of either modern states or capitalism; a rule oflaw existed before political power was concentrated in the hands of centralized governments; and institutions of accountability arose because modern, centralized states were unable to completely defeat or eliminate ancient feudal institutions like representative assemblies. / Once this combination of state, law, and accountability appeared, it proved to be a highly powerful and attractive form of government that subsequently spread to all corners of the world. But we need to remember how historically contingent this emergence was”.

3.2.2. Tension dans l’univers du pluralisme juridique

  1. Il existe une tension dans ce mouvement qui accepte le phénomène du pluralisme juridique entre deux grandes approches qui se distinguent à raison de la signification qu’elles attribuent à l’intervention de l’Etat dans ce jeu d’articulation et d’interaction des normes et institutions simultanément applicables[1].

[1] Voir à ce sujet J. Griffiths, « What Is Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 24, 1986, pp. 1-56; G. Otis, « Les figures de la théorie pluraliste dans la recherche juridique », in G. Otis (dir.), Méthodologie du pluralisme juridique, Paris, Karthala, coll. 4 vents, 2012, pp. 9-24, 12.

  • Pour certains, le fait même que l’Etat intervienne – sous quelque forme que ce soit et quelle que soit la technique qu’il utilise – pour régir l’articulation des différents systèmes juridiques existants mettrait fin à toute situation de pluralisme au profit d’un système hiérarchisé et centralisé qui subjuguerait le reste. Cette approche est cependant trop réductrice, ne s’intéressant qu’à l’Etat et se concentrant sur le seul droit étatique sans considérer comment les autres droits réagissent par rapport à ce droit étatique.
  • Selon d’autres, le pluralisme existe car les droits non étatiques survivent même quand l’Etat les reconnaît comme autres sources de droit et obligations que celles qu’il a lui-même établies. On peut ajouter que si l’Etat reconnaît d’autres droits que le sien, c’est que ces autres droits existent déjà – c’est-à-dire ont été produits et se réalisent sans lui – et ne découlent donc pas de lui. Il y a donc bien pluralisme, même s’il est « faible » et non « fort » comme les distingue Griffiths. On reste toutefois globalement dans un schéma centralisateur et hiérarchique classique. Celui-ci est simplement modulé, étant considéré que les autres droits sont du droit seulement par réception par le « vrai » droit, en sorte qu’il y aurait d’un côté le droit et de l’autre des phénomènes seulement para ou infra juridiques. On le voit, c’est encore épuiser le droit dans le droit étatique et une approche statocentrée[1].

[1] Sur ces deux approches, G. Otis, « Les figures de la théorie pluraliste dans la recherche juridique », in G. Otis (dir.), Méthodologie du pluralisme juridique, Paris, Karthala, coll. 4 vents, 2012, pp. 9-24, 12-13.

  1. Il faut aller plus loin que ces analyses et cesser de partir du seul Etat pour regarder les autres droits et examiner la pratique.
    • On observera ainsi plus précisément les mouvements à l’oeuvre dans ce genre de situation, en particulier le fait que des personnes se sentent soumises à plusieurs normativités dont la validité n’est pas perçue par elles comme subordonnée à une quelconque reconnaissance de l’Etat en sorte que celle-ci n’est pas toujours un élément déterminant, ni même pertinent. On n’imagine pas ainsi qu’un musulman se conformer au droit islamique seulement parce que le droit étatique l’y autorise ou l’y oblige et qu’il regarde même ce que le droit étatique lui dit de sa manière de se comporter au regard du droit islamique. Au pire, en cas d’incompatibilité, devra-t-il choisir entre ces deux droits, mais en tenant compte des deux et non du seul droit de l’Etat.
    • On réalisera en somme que si l’intervention de l’Etat conduira toujours, d’une manière ou d’une autre, à un monisme juridique du point de vue de son droit, il n’aura pas d’emprise sur la manière dont les autres droits le contemplent et une emprise seulement relative sur le comportement de ses « sujets », de sorte que le pluralisme juridique survivra à son intervention faute d’une hégémonie totale de celui-là sur ceux-ci.

3.2.3. Pluralisme juridique et interactions des droits

  1. Il faut toutefois faire attention ; si ces droits doivent être autonomes pour qu’on puisse véritablement parler de pluralisme[1], cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas interagir et s’influencer réciproquement[2]. Nous le verrons, ces interactions et influences sont constantes. Les droits applicables peuvent même être – et sont souvent – complémentaires et non nécessairement incompatibles. Ils peuvent également cohabiter, l’un ne s’opposant pas à ce que prescrit, habilite ou proscrit l’autre et ne sachant peut-être pas ce qu’il fait[3]. Plus encore, l’un, sans le vouloir, peut servir l’autre en obligeant un comportement que l’autre prescrit également ou en interdisant une institution que l’autre proscrit de son côté[4].

[1] J. Griffiths, « What Is Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 24, 1986, pp. 1-56, 39: “A situation of legal pluralism – the omnipresent, normal situation in human society – is one in which law and legal institutions are not all subsumable within one ‘system’ but have their sources in the self-regulatory activities of all the multifarious social fields present, activities which may support, complement, ignore or frustrate one another, so that the ‘law’ which is actually effective on the ‘ground floor’ of society is the result of enormously complex and usually in practice unpredictable patterns of competition, interaction, negotiation, isolationism, and the like [note omitted]”.

[2] En ce sens J. Vanderlinden, « Production pluraliste du droit et reconstruction de l’Etat africain » (première version d’un texte à paraitre), Afrique contemporaine, 2001, p. 2-3, § 1 : « Chacun des réseaux en cause constitue une société distincte dont la production juridique est autonome, en ce sens qu’elle n’est pas soumise au contrôle de droit d’une autre société, sans que, pour autant chacun de ces réseaux fonctionne dans un vide juridique ; chacun d’entre eux est susceptible d’être influencé dans les faits par la seule existence de l’un ou plusieurs des autres. Leur autonomie n’en est pas moins essentielle sur le plan du droit ». et l’auteur de préciser : « S’il en allait autrement, on se trouverait dans une situation de pseudo-pluralisme du type des soi-disant pluralismes coloniaux dans lesquels, indépendamment des influences de fait que la présence du système juridique colonial était susceptible d’avoir sur les réseaux juridiques pré-coloniaux, le pouvoir de production reconnu aux sociétés pré-coloniales ne l’est qu’à la condition qu’elles ne contredisent pas non seulement la législation introduite par le colonisateur, mais encore un certain ordre public ou une certaine idée de la justice, voire de la morale, qui lui étaient propres. Dans cette situation de pseudo-pluralisme, les droits endogènes étaient juridiquement intégrés aux systèmes coloniaux par le colonisateur et l’exogénéité du droit l’emportait institutionnellement sur son endogénéité à travers divers mécanismes mis en place par le producteur du droit colonial ».

[3] J. Griffiths, « What Is Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 24, 1986, pp. 1-56 [Blog], 13-14.

[4] Ibidem, p. 14.

3.3. La nécessité de croiser les regards

  1. Cette situation de pluralisme est partout présente en Afrique même si sous des formes et une intensité variables qu’il faut apprécier au cas par cas. Dit autrement, l’Africain et l’Africaine sont simultanément soumis à plusieurs droits dont les énoncés ne sont pas nécessairement compatibles entre eux. Il s’agit principalement du droit étatique, des droits coutumiers, originellement africains ou résultant des interactions avec les autres droits, ainsi que du droit religieux. Il s’agit désormais également des éléments du droit international qui sont censés s’appliquer directement dans le chef des individus.
  2. Or, ce qui rend la chose complexe est que chaque droit détermine lui-même les rapports qu’il entretient avec les autres, en particulier s’il reconnaît ou non les autres dans son propre système. Or, d’une manière générale, c’est une condition de leur autonomie et donc de leur existence, chacun considère qu’en cas de conflits entre ses normes et celles d’un autre système, ce sont les siennes qui prévalent. Ainsi, tandis que le droit étatique déclare s’imposer au droit coutumier, celui-ci refuse toute subordination et, dans les faits, ce sera généralement la population qui décidera quel droit appliquer sans que le droit étatique n’y fasse rien[1].

[1] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p. [Blog], p. 1 : « Les conflits entre ces deux catégories de règles ont été résolus, du moins théoriquement, par l’imposition du principe de la suprématie du droit écrit sur le droit « coutumier », faisant de ce dernier un droit supplétif [note omise]. / Théoriquement car, malgré ces précautions, le droit traditionnel continue à vivre et à se développer à l’ombre de du droit « dominant » puisqu’il est pratiqué par la population qui ignore dans certains domaines le droit importé ».

  1. C’est une raison de ne pas s’intéresser qu’à la seule manière dont le droit étatique perçoit, reçoit, rejette ou ignore les autres droits. Un tableau complet exige qu’on prenne le point de vue de chacun des droits dans ses rapports avec les autres, sachant que, in fine, la question sera souvent réglée, non pas les droits eux-mêmes pris comme systèmes autonomes ou semi-autonomes, mais par les individus eux-mêmes, plus ou moins en interactions avec les autorités de tel ou tel droit.
  2. En outre, on l’a dit, les droits s’influencent réciproquement et donc, tout comme un droit indigène et un droit étranger interagissent, nos droits simultanément applicables interagissent également, chacun pouvant inspirer l’autre. En ce sens, aucun droit n’est entièrement autonome car est confronté à des normes et institutions extérieures[1], le droit étatique à l’égard des droits exoétatiques ou du droit international ; les droits exoétatiques à l’égard des droits d’origine étatique ; le droit international à l’égard des droits étatiques et des droits exoétatiques.

[1] Sally F. Moore, “Law and Social Change: The Semi-Autonomous Social Field as an Appropriate Subject of Study”, Law and Society Review, Vol. 7, No. 4, 1973, pp. 719-746, 720 : “The approach proposed here is that the small field observable to an anthropologist be chosen and studied in terms of its semi-autonomy- the fact that it can generate rules and customs and symbols internally, but that it is also vulnerable to rules and decisions and other forces emanating from the larger world by which it is surrounded. The semi-autonomous social field has rule-making capacities, and the means to induce or coerce compliance; but it is simultaneously set in a larger social matrix which can, and does, affect and invade it, sometimes at the invitation of persons inside it, sometimes at its own instance”.

Bibliographie indicative – Introduction aux droits africains