Pour citer : J. Matringe, « Approche micro-juridique de la gestion des normes et autorités en Afrique », https://droitsafricainsonline.com/themes/droits-africains-et-pluralisme-juridique-en-afrique/1-introduction-aux-droits-africains-et-au-pluralisme-juridique-en-afrique/, à jour au 23/05/2023
Il reste à voir comment les individus et populations se comportent — en dehors de toute logique de système — face à ce pluralisme non seulement normatif mais également institutionnel. En observant que les choix des individus sont conditionnés — mais en partie seulement — par les choix des systèmes desquels ils relèvent, on assiste à des comportements très variés.
1. Prolégomènes sur la difficulté de la connaissance et de l’analyse
L’analyse est particulièrement difficile à mener pour trois raisons principales.
1.1. Sur le caractère observable du phénomène
- D’une part, il est très difficile de mesurer l’ampleur et la nature du phénomène car il se produit généralement sans aucune manifestation officielle ou expresse susceptible d’être enregistrée et donc observée puis analysée, mais de manière informelle[1].
[1] Voir également en matière économique, B. Hibou, « De la privatisation des économies à la privatisation des Etats. Une analyse de la formation continue de l’Etat », in B. Hibou (dir.), La privatisation des Etats, Paris, Karthala, coll. Recherches internationales, 1999, pp. 11-67, 15 : « Il faut notamment être particulièrement attentif aux relations occultes, au fonctionnement des différents réseaux d’appartenance (régionale, religieuse, ethnique, éducative, etc.) et à al dimension de l’invisible ».
- Ainsi, les énoncés exoétatiques et leurs modes de règlement des conflits ne sont pas centralisés, mais font appel à une pluralité d’entités agissant sur des groupes d’individus de tailles et compositions très différentes qui n’obéissent à aucune règle de publication, mais obéissent encore largement à une logique traditionnelle de production de droit[1]. C’est le plus souvent dans les pratiques quotidiennes des populations qu’il faut chercher ces attitudes. Le juriste ne peut essayer de dissiper cette pénombre qu’avec l’aide de l’anthropologue et de l’ethnologue qui doivent enquêter sur le terrain des terres rurales et urbaines pour déceler les traces de ces attitudes[2].
[1] W. Lehnert, “The Role of the Courts in the Conflict Between African Customary Law and Human Rights”, South African Journal on Human Rights, 2005, pp. 241-277, 271-272: “Contrary to the basic assumption of the principle of the separation of powers, African customary law is not created by the legislator in the same way as Western law. Customary law develops from practices in the community which are considered binding. This means that African customary law introduces a fourth actor to the trio of the legislature, executive and judiciary – the people or the communities who live by and create customary law. Although the legislature can codify the rules of customary law and the judiciary can lay down rules in precedents, neither institution creates, they merely reproduce or ascertain customary law. Hence, the doctrine of the separation of powers in its classic form does not appear to be appropriate in a customary law context. / Nonetheless, the doctrine may still serve as a guideline for finding a balance between the functions of the judiciary and the legislature in reforming the form of customary law applied by the state. Finding an exact definition of the different roles of the legislature and the judiciary in a constitutional democracy is one of the most difficult problems of constitutional law. For an abstract determination, it is thus helpful to recall one of the main ideas behind the separation of powers: the democratic principle. While the legislature as the organ with a higher democratic legitimacy is qualified to make the fundamental decisions in the state, the judiciary is precluded from adopting too active a role in creating law and is generally limited to interpreting it. However, since customary law is created neither by the legislature nor by the judiciary but by the communities themselves, the higher democratic legitimacy of the legislature can hardly be used as an argument in favour of its occupying a more important position in laying down customary law. Once again, the principle of the separation of powers is not helpful in determining different spheres of influence of the legislature and the judiciary”; p. 273: “Moreover, it is generally questionable whether the broad codification of customary law is even desirable [footnote omitted]. A written version of customary law mainly reflects contemporary conceptions of it and is in danger of falling rapidly behind social practices. The slow pace of legislative reform aggravates this problem. Furthermore, a written code ossifies customary law and thereby deprives it of one of its major advantages – its ability to adapt to changing circumstances (T.W. Bennett & T. Vermeulen, “Codification of Customary Law” (1980) 24 J of African Law 206; […]). Furthermore, a general code of customary law is not able to accommodate the major differences between different customary laws, in particular those between urban and rural areas and between different tribes”.
[2] Pour une même analyse de l’importance de l’études des pratiques en économie, B. Hibou, L’Afrique est-elle protectionniste ? Les chemins de la libéralisation extérieure, Paris, Karthala, 1996, 334 p., 24 : « Les pratiques, c’est « ce que les gens font réellement » et l’objectif de leur description est « d’expliciter les combinatoires d’opérations qui composent aussi une « culture » et d’en extraire les modèles d’action caractéristiques ». En reprenant les expressions particulièrement éclairantes de M. de Certeau, la protection peut être alors considérée, non pas seulement comme l’ensemble des droits de douane et des barrières non tarifaires à l’importation, mais aussi en tenant compte des « manières d faire quotidiennes » de la protection ; autrement dit, en essayant de voir, très concrètement, comment les gens « l’utilisent, la subissent, la contournent, la modifient ». L’objectif de la description des pratiques de la protection est de montrer comment « les usagers « bricolent » avec et dans l’économie culturelle dominante », comment ils fabriquent aussi à leur manière la protection ; de révéler « les innombrables et infinitésimales métamorphoses de sa sa loi en celle de leurs intérêts et de leurs règles propres » ; de distinguer les opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l’intérieur des structures technocratiques et en détournent le fonctionnement par une multitude de « tactiques » articulées sur les « détails » du quotidien ou encore d’« exhumer les formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou des individus (Toutes ces expressions sont tirées de M. de Certeau, 1980 (deuxième édition, 1990) ».
- Quant aux réactions des individus à l’égard des normes et autorités étatiques, le seul acte formel observable est le recours au juge, mais qui ne constitue qu’une infime partie des types d’attitudes existant réellement…
1.2. Sur la diversité de l’univers exoétatique
- En outre, les Africains et Africaines ne réagissent pas de la même manière à l’égard des droits d’origine étatique. Leurs attitudes à l’égard des normes et autorités allogènes peuvent varier d’un moment à l’autre, d’une population à l’autre, d’une personne à une autre et d’un endroit à l’autre, allant du rejet pur et simple à l’acceptation voire la revendication de ceux-ci, en passant par toute une gamme de variantes. Il peut s’agir notamment d’opérer des hybridations entre les droits ou de créer de nouvelles normativités — exoétatiques — induites par les changements de perspectives apportés par les droits rencontrés ainsi que par les migrations qui font se rencontrer des populations aux droits différents et exigent donc de nouveaux modes de juridicités pour vivre ensemble.
- Il convient également de tenir compte du fait que les droits exoétatiques — que les droits coloniaux et des Etats indépendants ont souvent traités comme un ensemble indifférencié — sont eux-mêmes très divers et que les personnes qui en relèvent peuvent adopter des positions différentes à l’égard du droit étatique et du droit international.
- D’une part, ces droits et leurs autorités ont pu et peuvent encore connaître des tensions entre eux[1]. Les relations entre les droits traditionnels et les droits religieux sont en effet complexes, faites d’acceptations, influences et rejets réciproques[2]. Parfois, le droit religieux est adapté ou modelé à la culture, aux croyances et coutumes ou traditions qui lui préexistaient ou qui apparaissent ultérieurement à son implantation. Parfois, c’est l’inverse qui se produit.
[1] Sur l’hétérogénéité des sociétés coloniales, voir notamment G. Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 11, 1951, pp. 44–79, sp. pp. 61-62 et 69-70.
[2] Voir ainsi T. Khalfoune, « Système juridique en Algérie – Un pluralisme normatif désordonné » Revue internationale de droit comparé Vol. 67 N° 2, 2015. La comparaison en droit public. Hommage à Roland Drago. pp. 409-436, 433 ss. ; S. Sait, “Not Just another ‘Custom’: Islamic Influence on African Land Laws”, in R. Home (ed), Essays in African Land Law, Pretoria University Law Press, 2011, 207 p., pp. 91-111, passim.
- D’autre part, l’acceptation par les individus de ces droits peut elle-même évoluer comme elle a pu évoluer pendant la colonisation. Ainsi, de plus en plus, certaines prescriptions coutumières et religieuses font l’objet de contestations de la part d’individus agissant seuls ou au moyen de manifestations collectives spontanées, associations et organisations non gouvernementales (notamment sur la question du statut de la femme et de l’enfant). En effet, les sociétés africaines sont en constant changement[1], amenant des tensions au sein de chacun de ces droits et de chacune de ces sociétés[2].
[1] E. Cotran, “The Unification of Laws in East Africa”, The Journal of Modern African Studies, Vol. 1, No. 2, 1963, pp. 209-220, 214: “It is agreed that many rules of customary law are unacceptable in modern African societies. The unification of customary law, if coupled with reforms to meet modern conditions, will be a most useful step to get away from the antiquated past. The movements of the population and the mixing of peoples of different ethnic groups, particularly in urban areas, require that common rules regulating their affairs should emerge”.
[2] Voir notamment, sous l’angle de la formation des conflits collectifs, J. Gilbert, “Indigenous Peoples and Litigation: Strategies for Legal Empowerment”, Journal of Human Rights Practice, Vol 12, 2020, pp. 301-320, 305-306: “Overall, the first hurdle of legal standing is already a significant step in the litigation process. It requires communities to counteract individualistic approaches to litigation and come up with solutions to name representatives. There are different ways to do so, but commonly one key element is the need to have strong, efficient and cohesive decision-making processes, since the cases involve collective decisions and nomination of representative plaintiffs. Engaging with litigation requires efficient decision-making structures within a community; traditional processes may require reinforcement or replacement by contemporary structures in order to adhere to the time-bound collective agreements required in litigation. It is also important to note that this process of nomination and representation is not always necessarily at ease with some of the individual rights of members of the concerned communities. In collective claims there is always a danger of the clash with individual rights. This is particularly acute when it comes to ensuring women’s rights, as the processes could be dominated by patriarchal systems of representation. As noted by Sylvain: ‘[W]hile collective rights can serve to promote and protect culture, women’s rights are often designed to protect women from the claims of culture. This tension becomes particularly problematic for indigenous women’ (R. Sylvain, “At the Intersections: San Women and the Rights of Indigenous Peoples in Africa”, International Journal of Human Rights 15(1): 2011, pp. 89–110, 91). There is no ready-made solution to address this as each situation differs, but the case of the Batwa in Uganda is a good illustration of how this could be addressed. The long process of community meetings to decide to go to court and to decide who should act as representative of the claim was time-consuming because it engaged the whole community, ensuring that the voices of the older, younger and women members of the community were integrated. As a result, many of the representative petitioners are women. Moreover, even where claims on behalf of a group or class are permitted, they will often need to be brought in the names of a subset of the group’s individual members, heightening the personal risk of reprisals against those individuals and weakening the collective framing of the claim. There have been increased levels of harassment, reprisal and violence against indigenous defenders. In 2019, Front Line Defenders recorded the killing of 304 human rights defenders, 40 per cent of whom were working on land rights, indigenous peoples’ rights and environmental rights (Front Line Defenders 2020: 7). Engaging in litigation and putting their name forward often attracts reprisals, something to bear in mind when engaging in litigation and putting the names of selected community representatives to the claim”.
- En outre, ces contestations internes à l’univers exoétatique peuvent se faire avec le concours de l’Etat, contre celui-ci, ou encore avec son indifférence[1].
- Enfin, les droits exoétatiques eux-mêmes évoluent au gré de ces tensions et remises en cause.
[1] A.A. Said, « Precept and Practice of Human Rights in Islam », Universal Human Rights, Vol. 1, No. 1, 1979, pp. 63-79, p. 69: “The national state model has required Islamic governments to enter into competition with traditional authority. This in turn has prompted the attempt to inject new values, interests, and goals in an effort to supplant those traditionally held or accepted. The majority of the Islamic states have not been able to institutionalize themselves firmly enough so as to make possible the normal functioning of government and the establishment of legitimacy”.
- Les sociétés africaines sont enfin en moins homogènes, le niveau non étatique étant de plus en plus occupé par des groupes de personnes non plus traditionnels, religieux ou communautaires, mais qui, plus récents, militent notamment au sein d’organisations non gouvernementales et autres associations et groupes de défense des droits de la personne humaine[1] ou de l’environnement. Ces ensembles, abusivement érigés en « société civile » ne disposent pas d’autorités productrices de normes ni d’organes de contrôle propres qui permettraient la fabrication d’un ensemble normatif et institutionnel suffisamment cohérent et compréhensif pour former un nouveau droit exoétatique[2].
[1] Ainsi certaines organisent-elles ou participent-elles à des séminaires et ateliers avec la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et d’autres instances, notamment étatiques, universitaires ou encore onusiennes ainsi que des CER. Certains conduisent à l’adoption par ces différents acteurs de « Déclarations ». Voir par exemple Commission ADHP, 17 septembre 2004, Déclaration de Prétoria sur les droits économiques, sociaux et culturels en Afrique.
[2] Pour une analyse de leur faiblesse dans les pays arabe, A.A. An-Na’im, “Human Rights in the Arab World: A Regional Perspective”, Human Rights Quarterly, Vol. 23, No. 3, 2001, pp. 701-732.
- Généralement, ces acteurs se réfèrent à des normes édictées (ou qu’ils souhaitent voir édicter) dans d’autres systèmes et recourent en matière de mise en œuvre, outre à l’opinion publique, aux autorités de ces systèmes. Il peut s’agir du droit et des autorités étatiques. Il peut s’agir également du droit international et ses institutions pour faire condamner voire abolir des normes étatiques (on ne connaît pas de recours contre des droits exoétatiques, ce qui serait pourtant concevable en alléguant une violation par l’Etat de son obligation de vigilance s’il tolère une norme contraire au droit international comme en atteste l’affaire opposant devant la Cour ADHP l’Association pour le progrès et la défense des droits des femmes maliennes (APDF) et l’Institute for Human Rights and Development in Africa (IHRDA) à la République du Mali[1]). On voit ainsi que presque tous les recours devant la Commission et la Cour africaines des droits de l’homme et des peuples viennent de ces entités, agissant régulièrement par la voie de l’actio popularis.
[1] Requête n° 046/2016, arrêt du 11 mai 2018.
- Ces acteurs bénéficient parfois, dans leurs revendications, du soutien de certaines organisations internationales, lesquelles peuvent ainsi récupérer de l’influence perdue au niveau interétatique du fait de la faiblesse des mécanismes de mise en œuvre des conventions internationales[1] C’est ainsi que la Commission africaine des droits de l’homme a initié plusieurs coopérations avec des ONG et associations africaines afin d’améliorer la promotion et la protection des droits de l’homme sur le continent. Ces ONG et associations sont parfois également soutenues par des ONG et associations occidentales.
[1] Voir Mirna E. Adjami, “African Courts, International Law, and Comparative Case Law: Chimera or Emerging Human Rights Jurisprudence”, Michigan Journal of International Law, Vol. 24, 2002, pp. 103-167, 129.
- Une caractéristique de certaines de ces associations et ONG est précisément leur dépendance financière et parfois intellectuelle avec les organisations internationales et ces ONG occidentales. Ce phénomène n’est certainement pas anodin quant au contenu des normes à réaliser. En effet, et sous réserve des nuances qu’on a développées à la dichotomie de ces deux univers juridiques (voir « Les droits « originellement » africains »), ces associations soutiennent souvent une conception individualiste ou « occidentale » des droits de l’homme qui n’est pas toujours compatible avec les droits exoétatiques plus communautaristes et teintés, sinon de religion, de sacré[1]. Un certain nombre d’entre elles peuvent ainsi entrer en conflit non seulement avec les autorités étatiques, coutumières et traditionnelles, mais également avec certains mouvements religieux[2].
[1] Sur ce point au sujet des ONG dans les pays arabes, A.A. An-Na’im, “Human Rights in the Arab World: A Regional Perspective”, Human Rights Quarterly, Vol. 23, No. 3, 2001, pp. 701-732. Voir aussi M. Mubiala, Le système régional africain de protection des droits de l’homme, op. cit., pp. 115-116.
[2] Sur ce dernier point, entre autres J. Crystal, “The Human Rights Movement in the Arab World”, Human Rights Quarterly, Vol. 16, No. 3, 1994, pp. 435-454, 448-449, au sujet des tensions, également politiques, entre l’AOHR et les islamistes qui réussirent toutefois à entretenir des relations de travail.
- Toutefois, parce qu’elles critiquent également les violations des droits de l’homme commises par l’Etat, ses subdivisions et leurs agents, elles peuvent être victimes de répression
svoire de persécutions de la part de ceux-ci (voir les obstacles à leur enregistrement et autres harcèlements ou difficultés administratives), ce qui peut favoriser indirectement la survie de normes issues d’autres univers qui pourtant peuvent être incompatibles avec les normes étatiques et internationales et que l’Etat combat également. - On l’a compris, les ONG peuvent donc lutter à la fois contre le droit étatique et les droits exoétatiques ou jouer du premier contre les seconds ou de ceux-ci contre celui-là avec l’éventuel appui du droit international, selon les intérêts qu’elles entendent défendre. Les équilibres toujours fragiles entre normes d’origine étatique et normes coutumières, traditionnelles et religieuses peuvent donc varier sous le poids des revendications de ces associations qui peuvent également pousser à l’adoption de nouvelles normativités dans les différents systèmes concernés. Le phénomène est ainsi continu de tensions entre un très grand nombre de normes et d’autorités — généralement non centralisées — qui, au gré des circonstances, s’opposent et/ou collaborent sur le plan des normes juridiques et des champs décisionnels selon des configurations en perpétuel mouvement. On imagine face à cet entremêlement d’imbrications mutuelles que personne ne saurait débrouiller le désarroi de l’Africain ou l’Africaine qui aura du mal à déterminer la norme applicable et l’autorité compétente à laquelle s’adresser. On verra cependant que la personne africaine sait également jouer de cet enchevêtrement dans son intérêt. En effet, beaucoup d’Africains et Africaines ne sont pas tant des victimes de ce genre de situations que des acteurs volontaires de celles-ci, s’inscrivant dans ces jeux de rôles selon leurs intérêts.
1.3. Sur la qualification de l’attitude des individus
- La réception du droit colonial, comme de l’ensemble du phénomène colonial[1], par les populations fut contrastée, l’attirance le disputant au rejet[2]. Toutefois, le partage est souvent très difficile à faire entre l’indifférence, le rejet et l’acceptation.
[1] Voir notamment G. Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 11, 1951, pp. 44–79, 49 et s.
[2] « Dès le début du XIXe siècle, l’ensemble des pays sous-développés vont découvrir la modernité des sociétés occidentales par la pénétration coloniale. D’une part, cette découverte, et l’exaltation qui s’en est suivie, furent mêlés à des sentiments de malaise et d’inquiétude car la rationalité, qui a permis aux sociétés européennes de se développer, a servi également les colons dans l’exploitation et la domination de leurs colonies. D’autre part, les populations locales, exclues de ce mouvement d’épanouissement, ne pouvaient pas accéder à ce mode de vie et de pensée que les autorités coloniales ne cessaient d’ériger en mythe et en but de son entreprise de « civilisation » », H. Ben Hammouda, L’économie politique du post-ajustement, Paris, Karthala, 1999, 393 p., 18.
- Ainsi, le seul fait pour les populations de se référer au droit colonial n’était pas nécessairement la manifestation de son acceptation, mais pouvait résulter d’un choix d’opportunité, d’une habitude, d’une contrainte familiale ou lignagère[1] ou encore de la contrainte du colonisateur. Il en allait de même du rejet. Si, ainsi, pendant cette période, la plupart des litiges étaient réglés à l’amiable et/ou « dans le ventre » de la famille, du clan ou du lignage, il n’est pas possible d’établir, sauf à examiner chaque cas, si cela provenait d’un rejet du droit colonial ou d’autres facteurs.
[1] voir par exemple A. Yade, « Stratégies matrimoniales au Sénégal sous la colonisation. L’apport des archives juridiques », Cahiers d’études africaines [En ligne], 187-188 | 2007, mis en ligne le 15 décembre 2010, consulté le 18 juin 2020.
- De même aujourd’hui, il est difficile de déterminer ce que signifie le phénomène documenté de la continuation des mariages traditionnels et religieux en plus du mariage célébré par l’officier d’état civil quand la loi dit que seul ce dernier est reconnu. Assiste-t-on à un déclin des premiers pour le mariage étatique ou, au contraire, au dénigrement du « mariage de papier », seul le traditionnel ou le religieux ayant une signification juridique ?[1] Seules des enquêtes de terrain permettent d’approcher la réalité et comprendre pourquoi telle ou telle personne ou population ne suit pas le droit étatique ou international pour suivre les droits locaux ou, au contraire, délaisse ceux-ci pour invoquer ceux-là. Il semble cependant, on y reviendra, que l’attitude principale des personnes et autorités exoétatiques se situe dans un entre-deux, fait d’utilisation et d’instrumentalisation des différents droits simultanément applicables, d’hybridation de ceux-ci et de production de nouvelles normativités et autorités[2].
[1] Dans ce second sens, V. Kangulumba Mbambi, Les droits originellement Africains dans les récents mouvements de codification : le cas des pays d’Afrique francophone subsaharienne, Les Cahiers de droit, Vol. 46, No. 1-2, 2005, pp. 315-358, 330-331 : « Les codes ne reconnaissent comme mariage valable que celui qui a été célébré par l’officier d’état civil, alors que, sur le plan pratique, cela n’est pas suivi par un très grand nombre de personnes. Ainsi, ni les époux intéressés, ni encore moins leurs familles respectives, ni non plus la société, personne ne peut dire que deux personnes sont mariées alors qu’elles ne sont pas passées par les formalités coutumières ! Le certificat de mariage ou l’acte d’enregistrement n’est pas une condition de fond du mariage. / « L’on ne se marie pas sur papier », est-il courant de dire en Afrique pour souligner que le mariage est d’abord et plus une affaire de deux groupes ou de deux familles. Il consacre l’alliance entre deux groupes. Cette alliance n’est valablement établie que par la remise de certaines valeurs matérielles ou symboliques (dot) et selon une procédure coutumière déterminée. Une union simplement célébrée par un officier d’état civil sans qu’elle ait été consacrée coutumièrement ne bénéficiera d’aucune « légitimité » auprès des premiers intéressés (d’abord les conjoints et, ensuite, leurs familles respectives) et même à l’égard de la société. / Cette conviction est suffisamment ancrée dans la pratique et le vécu quotidiens des Africains au point où le seul mariage véritable est le mariage coutumier. Le mariage civil n’est véritablement considéré que dans les rapports Etat-individu et non dans les rapports internes des familles. Au fond, il s’agit d’une question d’opposabilité ou d’effets. Le mariage enregistré ou célébré par l’officier de l’état civil est opposable à tous. Cependant, le mariage coutumier ne l’est qu’à l’égard de ceux qui ont assisté aux cérémonies [note omise] ».
[2] G. Woodman, « Droit comparé général », in W. Capeller, T. Kitamura (dir.)., Une introduction aux cultures juridiques non occidentales autour de Masaji Chiba, Bruxelles, Bruylant, Bibliothèque de l’Académie européenne de théorie du droit, 1998, 288 p., 117-150, 129-130 : « un droit coutumier peut exister à l’extérieur et à côté de l’Etat, plutôt qu’être incorporé à l’intérieur du droit étatique. C’est souvent le cas dans les pays africains où le droit étatique a la prétention de remplacer ou de transformer le droit coutumier. L’Etat étant un contrôleur relativement inefficace des comportements sociaux, les gens ont tendance à continuer à agir en accord avec leurs droits coutumiers dans de telles circonstances, et le nouveau droit étatique risque d’être respecté seulement dans des situations qui sont entièrement à l’intérieur ou contrôlées sous tous égards par les institutions étatiques. Pour reprendre les exemples qu’on vient d’énoncer, le droit étatique peut, plutôt que d’accorder « reconnaissance » au droit coutumier, contenir des textes censés régler la succession, le mariage et les transferts de propriété foncière par des normes qui diffèrent de façon significative de celles du droit coutumier ; mais les gens peuvent en général continuer à suivre les normes coutumières dans ces domaines d’activité. Dans cet exemple, le droit étatique n’est pas tant l’arène pour les drames de pluralisme juridique qu’un des joueurs dans un drame plus étendu. Cette situation peut être qualifiée de pluralisme juridique profond ».
- Par ailleurs, que ce soit sous la colonisation ou après, le recours au juge par les populations ne signifie pas nécessairement son acceptation et celle du droit qu’il doit appliquer, mais peut au contraire constituer un instrument juridique qui vise, sinon à faire reconnaître un droit exoétatique, à donner à voir le caractère inacceptable du droit d’origine étatique ou du comportement d’un acteur comme une autorité étatique ou une entreprise[1].
[1] J. Gilbert, “Indigenous Peoples and Litigation: Strategies for Legal Empowerment”, Journal of Human Rights Practice, Vol 12, 2020, pp. 301-320, 317: “Equally important is the fact that litigation is only one chapter of a much larger struggle for justice. It should not become the only vehicle to seek justice. It must be part of a broader campaign that includes parallel processes of social mobilization. In these broader campaigns, litigation can be an important tool for indigenous communities who are politically, economically, and legally marginalized and discriminated. When used as part of a successful campaign, litigation challenges the perception that law and legal institutions are on the side of the powerful against indigenous peoples, and can constitute a significant empowering tool. To be empowering, litigation has to be placed in the larger struggle of indigenous peoples against encroachment on their lands and territories by corporations and investors which have an interest in exploiting their territories. This is an important element to bear in mind, as one obvious limitation of human rights litigation is the fact that corporations, investors and other private actors involved in violations of indigenous rights are largely not directly concerned. Although human rights litigation is important to challenge public authorities’ lack of respect and enforcement of indigenous rights, it has not yet become a strong platform to challenge the acts of private actors on indigenous territories. There is change on its way with increased focus on the responsibilities of private actors for human rights violations, and there is no doubt that litigation on indigenous rights will push the agenda even further. Until human rights law becomes able to also address these violations, it will remain a very limited platform of action for addressing this significant and growing threat to the realization of indigenous peoples’ rights”.
2. L’acceptation des droits d’origine étatique
- Le phénomène d’une acceptation franche, voire d’une revendication active des normes étatiques ou internationales, est de grande ampleur en Afrique où l’on voit, notamment en milieu urbain, les sociétés changer aux contacts de plus en plus fréquents avec le monde extérieur. Les raisons de l’acceptation peuvent être multiples.
- Il y a notamment un attrait diffus et parfois inconscient mais important exercé sur les populations africaines par le droit d’origine occidentale et les valeurs qu’il porte[1]. Le droit romano-germanique et le common law reflètent la civilisation occidentale qui a réussi à imposer sa domination sur l’Afrique et continue encore, avec le capitalisme, à dominer le monde. Sur un autre plan, parmi d’autres exemples, l’individualisme qu’ils portent peut attirer l’Africain et l’Africaine qui se sentent trop enserrés dans le communautarisme africain et leur égalitarisme trouver écho chez la femme prise dans une société patriarcale discriminatoire ou chez la minorité discriminée.
[1] John W. Van Doren, “Death African Style: The Case of S.M. Otieno”, The American Journal of Comparative Law, Vol. 36, 1988, pp. 329-350, 347: “Common law reflects Western values, and there is in Kenya at least some unconscious aspiration toward those values. It is, after all, the capitalist model that has given common law its present character (note omitted). And international capitalism is the power that holds sway in the world. However, as Otieno indicates, Western liberalism’s professed credo of individualism and equality are at odds with the basic structure of traditional society. These traditional norms include much that is good-for example, communitarian concern within the ethnic group. Traditional society, however, also reflects male domination and its correlative sex discrimination (note omitted). The value conflict could not be clearer. / Finally, viewing these matters on a continuum, Western society has a legal structure which reflects the individualism on which it is based. There are remnants of communitarianism which reflect the contradiction in that society. On the other hand, Kenya reflects a communitarian ethic in its customary law’ (note omitted) with the superimposed Western ethics of individualism and capitalism in its legal system providing and creating contradiction in Kenyan society (note omise)”.
- De même, on l’a déjà dit (« L’élaboration du droit des Etats africains nouvellement indépendants »), l’organisation des indépendances s’est faite avec le maintien d’une certaine influence des anciens Etats colonisateurs qui ont laissé des cadres dans l’organisation du nouvel Etat ainsi que dans l’éducation, instillant les « mérites » du droit étranger dans la conscience de certaines populations africaines.
- Sur un autre plan, en raison des migrations urbaines et internationales et de la constitution de diasporas, avec le développement des moyens de communication, les modèles extérieurs sont beaucoup plus visibles et peuvent attirer des personnes se sentant étouffer dans le cadre traditionnel ou religieux. On l’a dit également (« Introduction au pluralisme juridique en Afrique »), les représentations anthropologiques changent au contact du monde et peuvent rendre attrayant le nouveau droit et sa culture et au contraire repoussant le droit exoétatique[1].
[1] Voir G. Hesseling, E. Le Roy, « Avant-Propos », Politique africaine, vol. 40, 1990, pp. 2-11, 11.
- Sur un autre plan encore, le droit étatique et le droit international peuvent servir les intérêts d’un groupe et asseoir sa domination sur d’autres tout comme ils peuvent être un vecteur d’émancipation de groupes dominés, comme les peuples autochtones, les femmes ou les enfants. Il en va de même à l’échelon individuel, ces droits pouvant servir certains en se présentant comme des facteurs d’émancipation[1]. Selon donc sa position dans la société, une personne ou un groupe pourra avoir intérêt à s’appuyer sur le droit étatique et le droit international.
[1] Voir notamment R. Bachand, Les subalternes et le droit international, Paris, Pedone, 2018.
- Enfin, les populations peuvent estimer que l’Etat et son droit leur apportent une protection plus grande que le groupe et leur permettent la fourniture de services que la société traditionnelle ou religieuse ne pourrait pas ou plus assurer.
- Toutefois, l’acceptation du droit d’origine étatique ne signifie pas nécessairement l’abandon par les individus et populations du droit traditionnel ou religieux. Il peut en effet s’agir de s’accommoder des deux types de droit[1] et de suivre les deux au gré des circonstances. Il peut s’agir également d’opérer des hybridations entre le droit exo-étatique et le droit d’origine étatique et de négocier ; on y reviendra en notant déjà que ce genre de comportement se situe à la frontière de l’acceptation et du rejet, créant une sorte de zone grise qui ne se range pas dans cette dichotomie[2].
[1] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., 41 : « Parfois, on observe la pratique conjointe de la règle coutumière et du droit écrit, les personnes concernées n’osent pas enfreindre le droit traditionnel tout en se voyant obligées de suivre le droit écrit. […] ; il subsiste encore des résistances à l’introduction des règles étrangères » ; K. Adjamagbo, « Pluralisme juridique et pratiques successorales loméenne », Politique africaine, n° 40, décembre 1990, pp. 12-20, 12-13 : « Gardons-nous cependant de trop rapidement conclure à un rejet total des dispositions successorales modernes au profit des coutumes qui seraient appliquées exclusivement [dans le cadre d’un système déclarant la loi applicables aux seules personnes qui auront déclaré renoncer à leur statut coutumier] ! En réalité, cette situation d’absence de règles impératives va offrir à la pratique l’occasion de combiner les valeurs traditionnelles et modernes. Cette initiative laissée aux individus de choisir la solution juridique qui leur convient est saisie pour utiliser de façon sélective les normes – comme cela a d’ailleurs toujours été le cas avant l’adoption du code – selon qu’elles leur permettent ou non d’atteindre leurs objectifs [note omise]. Ainsi, les référents modernes et traditionnels s’imbriquent les uns dans les autres et, par leur action conjuguée, font la spécificité de pratiques urbaines qu’on pourrait qualifier de néo-communautaires ».
[2] G. Hesseling & E. Le Roy, « Avant-Propos », Politique africaine, vol. 40, pp. 2-11, 5-6 : « des hommes de coutume, se sont saisis des opportunités qu’offrait le nouveau discours de l’Etat pour l’apprivoiser à la manière du « petit prince » de Saint-Exupéry devant apprendre à domestiquer le renard. / Ce que la littérature présentait au début des années soixante comme « les résistances traditionnelles au droit moderne (M. Alliot, « Les résistances traditionnelles au droit moderne dans les Etats d’Afrique francophone et à Madagascar », in J. Poirier (dir.), Etudes de droit africain et de droit malgache, Paris, Editions Cujas, 1965, pp. 235-256), puis comme une acculturation juridique forcée, ou « occidentalisation », se révèle maintenant autrement plus complexe. / En particulier, les modèles binaires dont parle S. Falk Moore (S. Falk Moore, Social Facts and Fabrications. Customary Law on Kilimanjaro, 1880-1980, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 231 (The Lewis Henry Morgan Lectures 1981) ont été ruinés. Il est aussi vain de raisonner en termes de centre et de périphérie ou de tradition et de modernité, que de coutume et de loi ».
- A l’instar des individus, les autorités exoétatiques utilisent parfois le droit de l’Etat, influencent sur sa production et l’accommodent quand il les sert. De même, prennent-elles en compte son existence quand elles statuent ainsi que celle de ses autorités avec lesquelles elles peuvent interagir.
3. Le rejet des droits d’origine étatique
- Les populations peuvent encore dans une large mesure vivre sous l’empire de « leurs » droits, sans tenir compte des contraintes étatiques[1] et continuer, même dans les villes, à vivre selon les normes communautaires, traditionnelles ou religieuses[2], non pas tant par rejet exprès des premières, mais parce qu’il est plus facile de s’organiser différemment de ce que prescrit le droit d’origine étatique, parce que la contrainte de l’Etat est trop lâche pour conduire à abandonner le droit exoétatique au profit du sien ou simplement parce qu’on les ignore[3]. En tout état de cause, il semble que, de manière générale, plus le droit étatique s’éloigne dans son contenu des droits exoétatiques plus il peine à être appliqué par les populations sans le recours, généralement insuffisant, à la coercition[4].
[1] M. Alliot, « Le miroir noir. Images réfléchies de l’Etat et du droit français », Bulletin de liaison du LAJP, n° 2, 1980, pp. 76-86 ; rééd. in Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, 400 p., 105-111, 110 ; M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, 350 : « Les droits africains originels de la famille, qui sont d’une existence et d’une originalité certaines, demeurent plus que jamais vivaces même s’ils ont connu des agressions et des métamorphoses incontestables ».
[2] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., 41 : « Contrairement à ce qu’on espérait au début, l’influence européenne n’est pas totale. Même dans les villes, les habitants continuent à vivre suivant des représentations religieuses traditionnelles, des méthodes de travail propres à des structures politico-sociales à mi-chemin entre les pratiques et les traditions (note : J. Jahn, Muntu l’homme africain et la culture négro-africaine, Paris, Seuil, 1961, p. 7] » ; p. 80 : « Actuellement, les règles de droit écrit cèdent devant les pratiques généralisées, parfois contra legem, entretenues par la population avec la complicité des juridictions et même de l’administration. Ce pluralisme de droit a cessé d’être légal, mais s’impose de fait dans les règles régissant l’organisation familiale, le domaine foncier, les successions, etc. » ; J. Pauwels, « Le droit urbain de Kinshasa », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, Vol. 42, 1998, pp. 9-20., p. 10 : « Dans ce domaine des droits particuliers, surtout en matière de droit civil, la grande majorité des rapports juridiques entre Africains, ruraux comme citadins, est régie par le droit coutumier. Pourtant ils pourraient soumettre leurs rapports juridiques au droit écrit. Mais en pratique peu usent de cette faculté, surtout en matière familiale […] ». Voir l’exemple des Chaga in Sally F. Moore, “Law and Social Change: The Semi-Autonomous Social Field as an Appropriate Subject of Study”, Law and Society Review, Vol. 7, No. 4, 1973, pp. 719-746, 729 ss., sp. 734: “It is only insofar as law changes the relationships of people to each other, actually changes their specific mutual rights and obligations, that law effects social change. […]. Most Chagga are living where they lived before 1963 as they lived before 1963. The semi-autonomous social field that dominates rural Chagga life is the local lineage-neighborhood complex; that complex of social relationships having much to do with land rights continues intact and almost unchanged by the 1963 Act ».
[3] F. Loureiro Bastos, « Customary Law in Lusophone Africa (Angola, Guinea-Bissau and Mozambique”, in M. Kamto et J. Matringe (dir.), Traité de droit constitutionnel africain, à paraître, p. 13: “The constitutional framework of these issues is, however, only the starting point for an appropriate approach to the problems that are posed by the existence of customary law and also by the traditional mechanisms of conflict resolution based on those norms. It should be emphasized that the use of traditional mechanisms of conflict resolution based on customary law does not seem to be a way to counteract a judiciary system of western origin but rather a way to overcome their inadequacy, or their absence, in many parts of the territories of Angola and Mozambique. Because of its consonance with the cultural identity of the people they cover, the traditional mechanisms of conflict resolution have functioned without their institutionalization being necessary, despite the incompatibilities that they may have in relation to the written law of western origin”.
[4] E. Cotran, “The Unification of Laws in East Africa”, The Journal of Modern African Studies, Vol. 1, No. 2, 1963, pp. 209-220, 218-219: « should the new law depart too much from the customary law, it is unlikely to be followed. A glaring example is to be found in the three East African Marriage Ordinances, each of which contains a provision forbidding Africans from marrying under native law and custom if they had previously contracted a marriage under the Ordinance. It is no secret that in fact the majority do so marry again and are never prosecuted. Another example from Kenya is that, despite provisions to the contrary in the registered land areas, succession under native law and custom still takes place ».
Ainsi, sous leurs différentes déclinaisons, les droits d’origine étatique et leurs institutions ont été, comme le droit colonial naguère, en bonne partie rejetés[1].
[1] J. Vanderlinden, « Production pluraliste du droit et reconstruction de l’Etat africain » (première version d’un texte à paraitre), Afrique contemporaine, 2001, p. 2-3 [En ligne]. https://bit.ly/2Wyi74D, § 1 : « Non seulement les solutions préconisées dans les formulations législatives ont été considérées comme totalement étrangères – ce qu’elles étaient objectivement – aux conceptions locales, mais encore ceux qui avaient, dans le système étatique, la responsabilité de les appliquer – donc les juges – se sont vus discrédités d’abord, ignorés ensuite par les justiciables » ; T. Khalfoune, « Système juridique en Algérie – Un pluralisme normatif désordonné » Revue internationale de droit comparé Vol. 67 N° 2, 2015. La comparaison en droit public. Hommage à Roland Drago. pp. 409-436, 424-425 : « Si, très souvent, le droit antérieur sert de « texte martyr », de première ébauche, il subit en revanche fréquemment de profondes modifications au point où il finit parfois par s’écarter substantiellement des règles originales. Il n’y a à cela rien d’étonnant, car comme dans tout phénomène d’emprunt, les concepts recueillis sont réinterprétés en fonction du contexte d’accueil. Un concept juridique, une fois sorti de son contexte, doit composer avec des réalités juridiques locales. / L’influence d’un droit sur un autre ne peut, en réalité, dépasser certaines limites parce qu’il existe des mécanismes spontanés de résistance propre à chaque système de droit, qui font que toute réception d’un concept n’a quasiment aucune chance de se reproduire tel quel. Le contexte politique, économique et social, dans lequel il s’s’insère, lui fait nécessairement subir des transformations qui sont parfois loin d’être superficielles. / Même si le droit algérien demeure pour l’essentiel un droit de tradition juridique française, la réalité telle qu’elle se dégage des faits et des différents textes est un peu plus complexe : il est frappant de constater que l’on est en présence non pas d’une seule source de normativité, mais de multiples sources formant un pluralisme normatif complexe et syncrétique ».
3.1. Causes des résistances
- D’une part, l’opération menée à l’indépendance de construction d’un Etat-nation fut dans un très grand nombre de cas un échec, mettant en cause à la fois la légitimité de cette idéologie ainsi que celle de la figure de l’Etat et celle de ses dirigeants[1].
[1] H. Ben Hammouda, L’économie politique du post-ajustement, Paris, Karthala, 1999, 393 p., 19.
- A cela s’ajoute que, derrière les apparences d’une volonté de mettre fin au fait ethnique, un certain nombre d’Etats ont au contraire exacerbé celui-ci et dévoyé de manière autoritaire le projet d’unité annoncé au profit de certains intérêts et appartenances exoétatiques (religieuses, ethniques ou régionales), mettant l’Etat dans les mains d’un groupe au détriment d’autres.
- Qu’il y eut ou non une telle « capture » de l’Etat, tout droit d’origine étatique, le droit étatique lui-même ou le droit international, est tenu par un grand nombre pour étranger à son groupe d’appartenance. En sorte que les populations ressentent les droits exoétatiques comme bien plus légitimes et contraignants et appliquent ceux-ci au détriment des droits d’origine étatique[1]. Le recours au droit traditionnel ou religieux permet ainsi la protection et l’autonomie du groupe que l’Etat européen et l’Etat africain moderne n’ont pas entièrement détruit[2] et de son champ « décisionnel » vis-à-vis de l’extérieur. Ce droit est issu du groupe et le construit, contrairement au droit étatique et au droit international qui sont vus comme des instruments de dépossession de cette autonomie[3] qui rompent l’harmonie de la vie communautaire construite entre soi[4]. La présence étrangère aux lendemains des indépendances, y compris jusque dans les juridictions sinon composées de personnes formées à l’école européenne, a pu conforter ce sentiment et nourrir le rejet du droit étatique et/ou international considéré comme non légitime[5].
[1] B. Ibhawoh, “Between Culture and Constitution: Evaluating the Cultural Legitimacy of Human Rights in the African State”, Human Rights Quarterly, vol. 22, n° 3, 2000, pp. 838-860, 845. “National human rights provisions have not had full effect on African society because cultural practices persist that have great limitations on constitutional human rights guarantees. Constitutional and legal forms for recognizing and protecting human rights manifest shortcomings that result from the continuing conflicts with « traditional » cultural definitions and practices” et p. 849: “as the African preparatory meeting for the Beijing Women’s Conference concluded in its report on the conditions of women’s rights, « constitutional rights [in Africa] are abrogated by customary and/or religious laws and practices » (note: U.N. Draft African Platform for Action, Fifth African Regional Conference on Women, Dakar Senegal, 16-23 Nov. 1994, Doc. E/ECA/ACW.V/EXP/WP.6/Rev.4, (1994))”,
[2] J.-F. Bayart, I. Poudiougiou & G. Zanoletti, L’État de distorsion en Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation, Paris, Karthala, 2019, 158 p., 62 : « Les sociétés maliennes actuelles sont pour l’essentiel issues des structures qui ont prévalu à l’époque des grands empires ouest-africains, et particulièrement de l’empire du Mali. La stratification sociale et la répartition du travail ont une influence considérable sur la destinée de chacun des groupes qui composent actuellement le pays. Ces structures sociales ont connu des mutations dans le temps, mais sans pour autant perdre de leur performativité depuis plusieurs siècles. Le cas de Djenné s’inscrit dans cette dynamique de groupes socialement distingués selon leurs métiers d’origine, mais qui ont fini par prendre des formes plus rigides, laissant une impression d’homogénéité au sein de ceux-ci. / Les Bozo, les Peulhs du Perou et les Djennenké s’inscrivent d’une manière ou d’une autre dans ces dynamiques. Ce qui est frappant n’est pas le fait que chaque groupe ait un récit qui lui soit propre. C’est plutôt que ces différents récits constituent des moyens auxquels les trois groupes ont recours pour se tailler une position sociale. Ces récits ont des fonctions opératoires dans des situations précises, et constituent une sorte de mémoire collective partagée par les membres qui constituent le groupe ».
[3] M. Alliot, « Modèles sociétaux : les communautés », Bulletin de liaison du LAJP, n° 2, 1980, pp. 87-93 ; rééd. in Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, 400 p., 73-78, 76.
[4] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., p. 10 : « Il se crée ainsi un fossé entre le droit que le peuple suit et le droit que le législateur impose ; ce dernier est ressenti comme un élément extrinsèque pouvant porter atteinte à la cohésion sociale. La domestication du droit occidental rencontre ainsi des obstacles non seulement d’ordre technique mais également d’ordre psychologique, parce qu’il ne représente pas toujours le juste, l’idéal de la justice recherché » ; Sally E. Merry, “Legal Pluralism.” Law and Society Review, Vol. 22, No. 5, 1988, pp.869-896, 871-872: “As post-colonial societies endeavor to adopt uniform state law, however, they meet with pockets of intense resistance from these groups whose law has been preserved in some fashion (see further, Geerts, 1983:228)”.
[5] “The presence of white, expatriate, or English-trained judges on the courts of southern African States was also considered by some to be a vestige of colonialism, diminishing the judiciary’s legitimacy as an indigenous postcolonial institution (note: See Chidi Anselm Odinkalu, « The Judiciary and the Legal Protection of Human Rights in Common Law Africa: Allocating Responsibility for the Failure of Post-Independence Bills of Rights », 8 African Society of International & Comparative Law Proceedings 124 (1996), at 131. Furthermore, Odinkalu notes that certain judiciaries « looked to the wrong sources for guidance » in interpreting their national constitutions, such as the parliamentary system in England and to the jurisprudence of apartheid South Africa. See id.), Mirna E. Adjami, “African Courts, International Law, and Comparative Case Law: Chimera or Emerging Human Rights Jurisprudence”, Michigan Journal of International Law, Vol. 24, 2002, pp. 103-167, 125.
- Droit fondamentalement statocentré, le droit étatique ou international a également souffert de la fragilité de l’Etat lui-même et de son inefficacité générale. Outre sa corruption, son incapacité à réaliser les promesses faites de développement politique, économique et social ainsi que de subvenir aux besoins élémentaires de la population en raison de l’incompétence de ses cadres ou de la capture de l’Etat par certaines élites peut induire une méfiance à l’égard de l’ensemble des services qu’il administre, y compris l’édiction du droit et la justice[1]. Cette inefficacité est également due à la perte de pouvoir de l’Etat due à son ouverture internationale, à son adhésion à l’idéologie libérale et à la mondialisation[2].
[1] J. Vanderlinden, « Production pluraliste du droit et reconstruction de l’Etat africain » (première version d’un texte à paraitre), Afrique contemporaine, 2001, p. 2-3 [En ligne]. https://bit.ly/2Wyi74D, § 1 : « Dire le droit a, dans le modèle juridique imposé par le colonisateur en Afrique, toujours été tellement associé à la fonction étatique, qu’il était impossible que le déclin de l’un fût sans incidence sur l’autre et vice-versa » ; G. Hesseling & E. Le Roy, « Avant-Propos », Politique africaine, vol. 40, 1990, pp. 2-11, 11 « Tant que les performances des instances juridiques, administratives et judiciaires étatiques n’auront pas apporté l’assurance d’une plus grande efficacité des dispositifs et des formalismes officiels, le plus grand nombre des acteurs continuera à recourir à des formes plus ou moins métissées et coutumières d’encadrement des sociétés ».
[2] H. Ben Hammouda, L’économie politique du post-ajustement, Paris, Karthala, 1999, 393 p., 7 « La déstructuration de l’univers de légitimation de l’Etat est accentuée par le dépouillement de ses prérogatives en matière de décision économique, de choix de développement et de régulation sociale par des instances supranationales (FMI, Banque mondiale) dans le cadre de la mondialisation ».
- En outre, on l’a dit, les droits traditionnels partagent généralement une conception de la vie de type communautaire qui repose largement sur des considérations surnaturelles. La conception individualiste et rationaliste du droit d’origine étatique peut donc être rejetée par les populations et donc le droit qu’elles sécrètent et appliquent, notamment en matière de statut personnel ou de droit de la terre.
- Il n’est pas non plus impossible que les condamnations par des juges internes ou internationaux de leurs pratiques, traditions et règles
,exacerbe le rejet de ces autorités et des normes dont elles sont les gardiennes et renforce le maintien des premières, éventuellement sous couvert d’un discours pourfendant le « néo-colonialisme » et l’impérialisme dont ils seraient des vecteurs.
- On peut encore mentionner le renfermement des particularismes de tous bords qu’on observe partout dans le monde en réaction à l’universalisation de l’Etat-nation et à la mondialisation libérale[1].
[1] J.-F. Bayart, I. Poudiougiou & G. Zanoletti, L’État de distorsion en Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation, Paris, Karthala, 2019, 158 p., 7 : « Cette séquence [d’une combinatoire associant l’expansion du mode de production capitaliste et l’universalisation de l’Etat-nation comme mode d’organisation politique] , dont nous ne sommes pas sortis […], s’est paradoxalement accompagnée de la cristallisation et de l’exacerbation de formes particularistes d’identification sociale, dont l’ethnicité et la confession religieuse sont les deux principales manifestations sur l’ensemble du continent africain ».
- Enfin, il ne faut pas mésestimer dans le contexte actuel le fait que ce droit que l’Etat africain veut imposer à sa population est perçu par une frange de celle-ci comme le décalque du droit européen importé par la violence dont les plaies ne sont pas cicatrisées, voire attisées par certaines personnes qui y voient un intérêt personnel ou collectif dans leur lutte pour le pouvoir. Le droit étatique souffrirait ainsi d’une sorte de maladie congénitale.
- Plus pragmatiquement, les autorités exoétatiques peuvent être dans une situation de force par rapport aux autorités étatiques de sorte que les individus, non convaincus de l’efficacité ou de l’impartialité des juridictions étatiques ou privilégiant l’appartenance non étatique à l’appartenance étatique, vont se détourner de ces dernières qui laisseront souvent les autorités exoétatiques appliquer leur droit, fût-il contraire aux prescriptions étatiques.
3.2. Formes des résistances
- On assiste, comme ce fut le cas pour le droit colonial, à des contestations et résistances protéiformes mais partout présentes[1]. Il peut s’agir de contester et condamner ce droit[2], notamment en ne le respectant pas, la référence aux droits traditionnels, coutumiers ou religieux pouvant être motivée par ce rejet des autres droits[3].
[1] Sally E. Merry, “Legal Pluralism”, Law and Society Review, Vol. 22, No. 5, 1988, pp. 869-896, 871-874: “Yet, on closer inspection, even dominant colonial legal orders failed to penetrate fully, encountered pockets of resistance, and were absorbed and co-opted, as Kidder has shown clearly in the Indian case (1974; 1979)”.
[2] M. Alliot, « Le miroir noir. Images réfléchies de l’Etat et du droit français », Bulletin de liaison du LAJP, n° 2, 1980, pp. 76-86 ; rééd. in Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, 400 p., 105-111, 110.
[3] « In a typical African country, the great majority of people conduct their personal activities in accordance with and subject to customary law », M. Ndulo, “African Customary Law, Customs, and Women’s Rights”, Indian Journal of Global Legal Studies, Vol. 18, 2011, pp. 87-120.
- Il faut préciser le propos : le rejet peut porter sur une ou plusieurs règles particulières[1] ; sur l’ensemble d’une branche du droit ou, comme on l’a vu, sur l’Etat lui-même et tout ce qui vient de lui[2]. Il pourra s’agir d’invoquer ouvertement les règles de droit religieux, coutumier et/ou traditionnel pour refuser d’obéir à la norme étatique ; il s’agira le plus souvent, on le verra, de transiger et négocier.
[1] On songe notamment à l’interdiction des mutilations génitales féminines. Ainsi, malgré les développements du droit international en la matière et le fait que les Etats africains se réfèrent à lui dans les droits internes et ont établi des normes en ce sens, malgré également quelques condamnations par des juges internes, on observe un maintien des droits coutumiers et traditionnels prescrivant ou tolérant les mutilations génitales féminines.
[2] Voir notamment M. Alliot, « Le miroir noir. Images réfléchies de l’Etat et du droit français », Bulletin de liaison du LAJP, n° 2, 1980, pp. 76-86 ; rééd. in Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, 400 p., 105-111, 110.
- Il en résulte l’existence d’un très large système juridique « informel » qui se développe partout en Afrique dans la pénombre des autres droits [1]. Qu’on y songe, l’activité économique des Etats africains se fait à plus de 80% dans le secteur dit informel, c’est-à-dire hors de la réglementation économique étatique ! La presque totalité de la normativité en matière économique est donc non étatique sans être non plus d’origine précoloniale, les droits originellement africains étant anté-capitalistes.
[1] « Dans la mesure où le droit officiel est peu appliqué, on ne peut que présumer l’existence d’un vaste secteur juridique informel, aucune société ne pouvant vivre sans droit. […]. Il est difficile de connaître ce secteur autrement que par des enquêtes sociologiques, puisqu’il n’existe pas légalement : ni les textes, ni les jugements n’en tiennent directement compte », N. Rouland, Aux confins du droit. Anthropologie juridique de la modernité, op. cit., p. 194.