Pour citer : J. Matringe, Les colonisations européennes et le refus de la qualité d’Etat aux pays africains, https://droitsafricainsonline.com/themes/droits-africains-et-pluralisme-juridique-en-afrique/1-introduction-aux-droits-africains-et-au-pluralisme-juridique-en-afrique/, consulté le ../../….
- On considère aujourd’hui que des Etats existaient certainement en Afrique avant la traite et la colonisation[1]. Du moins existait-il des sociétés organisées et parfois très sophistiquées même si selon des règles, techniques et logiques étrangères au fonctionnement des Etats européens qui y arrivèrent (Empires du Ghana (I-XIIIe siècles), Empire mandingue ou du Mali (XI-XVIIe siècles), Empire Songhaï ou de Gao (VIII-XVIe siècles), Royaume Diara dans la région de Nioro (XIe-XIIIe siècle), Royaume de Sosso au nord de Bamako (XIe-XIIIe siècles), Royaumes Bambara de Ségou et du Kaarta (XVIIe-XVIIIe siècles), Royaume peul du Massina (XVe-XIXe siècle), de Madagascar, ou encore de Bornu (1380-1893 au nord-est de l’actuel Nigéria), empire de Sokoto dans l’actuel Nigéria, etc.).
[1] En ce sens, entre autres, T. Maluwa, “Succession to Treaties in Post-Independence Africa: A Retrospective Consideration of Some Theoretical and Practical Issues with Special Reference to Malawi”, African Journal of International and Comparative Law, Vol. 4, 1992, pp. 791-815 , 796-797: “It is generally accepted view that the juridical evolution of most African States has been through a dialectical process. The first phase occurred in the pre-colonial era, during which time the indigenous societies constituted themselves into organised polities of one type or another, variously referred to in the literature as States, city-states, kingdoms or empires”; M. Mutua, “Why Redraw the Map of Africa? A Moral and Legal Inquiry”, Michigan Journal of International Law, Vol. 16, 1995, pp. 1113-1176. ; P.F. Gonidec, « Pour un « Traité de droit international africain », Revue Africaine de Droit International et Comparé, Vol. 9, 1997, pp. 791-806, 794 : « il est d’usage de parler à propos de l’Afrique d’États nouveaux. C’est oublier que les sociétés africaines avaient accedé au stade de l’État plusieurs siècles, voire des millénaires, avant l’élimination du système colonial. Ce fait historique devrait être pris en considération pour éclairer la signification du concept d’État pour les Africains d’aujourd’hui » ; M. Kamto, « Le statut juridique des traités signés entre les représentants des puissances coloniales et les monarques indigènes africains en droit international », in Droit du pouvoir, pouvoir du droit. Mélanges offerts à Jean Salmon, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 435-480, 462 ; rééd. in Objectivisme et volonté(s), Paris, Pedone, 2021, passim ; Coquery-Vidrovitch, « Frontières africaines et mondialisation », Histoire @ Politique, n° 17, 2012/2, pp. 149-164. DOI : 10.3917 :hp.017.0149, pp. 7-8 qui conclut : « Ce sont les colonisateurs et les ethnologues coloniaux qui n’ont pas voulu donner à ces formations politiques le qualificatif d’État-nation et ont donc forgé, pour ces ensembles étatiques, le concept réducteur et exotique d’ethnie (inspiré de l’allemand ethne, peuple, à la fin du XIXe siècle) et de tribu (tribe) ». Revoir D.C. Dakas, “The Role of International Law in the Colonization of Africa: A Review in Light of Recent Calls for Re-Colonization”, African Yearbook of International Law, Vol. 7, 1999, pp. 85-118, 114 ss. Voir T. O. Elias, Africa and the Development of International Law, Leyde, AW Sijthoff, 1972 ; 2nd. ed., 1988, pp. 6-17. Voir également V. Nchotu, « Evolution of Constitutional Law in Former British Colonies”, in M. Kamto & J. Matringe (dir.), Droit constitutionnel africain comparé, à paraître, pp. 1 ss.
- Pourtant, tout comme l’essentiel des Etats non européens, ces Etats n’existaient pas pour la doctrine française ou seulement comme objet de l’activité européenne, le monde étant partagé entre les Etats européens et quelques autres, autour desquels gravitaient des entités inférieures[1].
[1] R. Charvin, « Le droit international tel qu’il a été enseigné (1850-1950) », in Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mélanges offerts à Ch. Chaumont, Paris, Pedone, 1984, 595 p, pp. 135-159, p. 139 : « Le reste du monde n’existe pas jusqu’au jour jugé bénéfique pour lui, où il devient l’objet de l’Europe. […]. Cet européanisme est fondé sur une conception de la société internationale (proche d’ailleurs de celle des Empereurs de Chine) faisant de Soi le centre du monde, à partir duquel rayonne « La morale », « Le droit » et plus généralement « La civilisation ». Pendant plus d’un siècle, les manuels de droit international, sans exception et à quelques nuances près, décrivent une société internationale constituée de plusieurs mondes hiérarchisés et radicalement étrangers ».
- Les Etats occidentaux ont en effet, entre autres choses, modifié le droit international public applicable à la question de l’existence de l’Etat[1] et l’ont invoqué pour refuser cette qualité à ces sociétés (à l’exception du Libéria et de l’Ethiopie)[2]. Il s’agissait de justifier en droit[3], outre les autres types de justification, la colonisation qui ne constituait pas une violation des principes classiques de liberté et d’égalité des Etats, mais un mode légal d’acquisition d’un titre sur un territoire non étatique. Avec la colonisation, les questions africaines sont devenues des questions internationales étrangères aux africains[4].
[1] Voir en ce sens CPA, Sentence arbitrale rendue l 4 avril 1928 par M. Max Huber, entre les Etats-Unis et les Pays-Bas dans le litige relatif à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), RGDIP, t. XLII, 1935, p. 156, 171-172 : « Il est admis des deux côtés que le droit international a subi de profondes modifications entre la fin du Moyen-Âge et la fin du XIXe siècle en ce qui concerne les droits de découverte et d’acquisition des régions inhabilitées ou habitées par des sauvages ou par des peuples demi-civilisés » ; F. Despagnet, « Les occupations de territoires et le procédé de l’hinterland », RGDIP, I, 1894, pp. 103-126, 104 : « Ce qui est à retenir seulement, au point de vue du droit international, c’est que les conditions juridiques de l’occupation des territoires se sont profondément modifiées, surtout depuis la seconde moitié de notre siècle ».
[2] Ainsi, aucun pays africain ne figure comme Etat souverain dans la présentation faite de ceux-ci in P. Fauchille, Traité de droit international public, Tome 1er, première partie : Paix, Paris, Rousseau, 1922 , pp. 257-259.
[3] Voir, entre autres, M. Paisant, « Les droits de la France au Niger », RGDIP, 1898, pp. 5-35, 30-31 : « Nous avons la satisfaction de constater que l’action de la France dans la boucle du Niger s’est exercée conformément à ces principes. Elle a conclu des traités, puis occupé les territoires que ces traités avaient réservés à son influence » ; « Notre expansion s’est donc poursuivie d’une façon régulière et nous met en droit d’invoquer, non la priorité des traités ou celle de l’occupation, suivant les cas, comme l’avancent nos rivaux [anglais], mais le droit inattaquable qui résulte de la priorité de traités réguliers, et de nier que l’occupation pure et simple, non précédée par des traités, constitue un titre valable de possession » ; pp. 33-34 : « De tout ce qui précède, nous pouvons conclure que la France a acquis des droits incontestables dans la partie Est et centrale de la boucle du Niger […] ».
[4] D.C.J. Dakas, op. cit., p. 109: « Once an African entity became a colony, any lingering controversy over its international status was considerably whittled down, if not completely resolved, insofar as the colonial powers were concerned. This was not because the fact of colonization transformed an otherwise « uncivilised » entity (and its « uncivilised natives ») into the realm of « civilization » and membership of the « family of nations ». Instead, the transformation that colonization effected was the establishment of relations among European Powers since, given the sweeping tentacles of colonialism, the colonial power became the reference point. Thus, relations between one European Power and the colony of another European Power were, in effect, relations between two European Powers ».
- Comme dans un cercle vicieux, cette politique juridique empêcha lesdites entités africaines de présenter les qualités requises par les doctrines européennes, qu’elles les aient remplies ou non auparavant. Car il devait découler de cette négation le refus d’appliquer au profit de ces territoires les règles du droit international européen pour les soumettre à un autre droit qui ne pouvait leur permettre d’acquérir ce qui leur était dénié.
- En effet, puisque les pays africains ne constituaient pas des Etats, il n’y avait pas lieu d’appliquer entre eux et les Etats occidentaux le droit international public[1]. Ainsi, les principes fondamentaux du droit international que constituent les principes de liberté et d’égalité des Etats ne valaient qu’entre certains d’entre eux, les Européens et les Etats-Unis d’Amérique au premier plan, auxquels ont pu se joindre progressivement le Japon ou l’Empire Ottoman (et avec le cas particulier en Afrique du Libéria et de l’Ethiopie)[2]. Une conception européocentriste limitait le champ du droit international égalitaire aux seuls Etats européens dit civilisés. Les relations entre ces Etats « civilisés » et les autres « entités » obéissaient quant à elles à un autre droit, un droit d’exception[3], fait d’un mélange de subordination et, vers la fin du XIXe siècle, de discours moralisateurs[4], paternalistes voire racistes[5], l’idée étant qu’il fallait éduquer et civiliser les peuples étrangers afin qu’ils méritassent d’entrer dans le concert des Nations.
[1] R. Charvin, « Le droit international tel qu’il a été enseigné (1850-1950) », op. cit., pp. 147-148 : « Le doyen Redslob va plus loin : « Seuls les Etats peuvent être destinataires » du droit international. « Sont exclues … les collectivités d’une autres espèce ». « Cette limitation … n’est pas un postulat d’une doctrine préconçue (sic), elle est fondée dans l’histoire » … « Il y a là une donnée empirique ». C’est une question « d’inaptitude » consubstantielle ! »; A. Anghie, « L’évolution du droit international : réalités coloniales et postcoloniales », in Toufayan M., Tourme-Jouannet E., Ruiz Fabri H. (dir.), Droit international et nouvelles approches sur le tiers-monde : entre répétition et renouveau / International Law and New Approaches to the Third World: Between Repetition and Renewal, Société de législation comparée, coll. De l’UMR de droit comparé de Paris, Vol. 31, 2013, 451 p., pp. 61-79, 69 : « Les sociétés non européennes étaient ainsi expulsées du domaine du droit international. Dépourvues de personnalité juridique, ces sociétés n’étaient pas capables d’avancer une quelconque objection à leur dépossession qui soit acceptable sur le plan juridique ; elles étaient ainsi réduites à être des objets de conquête et d’exploitation » ; M. Kamto, « Le statut juridique des traités signés entre les représentants des puissances coloniales et les monarques indigènes africains en droit international », in Droit du pouvoir, pouvoir du droit. Mélanges offerts à Jean Salmon, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp 435-480, 461-462 : « L’esprit de domination (coloniale) ignore l’altérité. Il méprise ce que pense l’autre ; seul l’intéresse ce qu’il pense lui-même, sa propre perception des choses et de l’univers. Il est condescendance et mépris de ce qui lui est étranger et répugne donc à lui appliquer les règles que l’Etat colonial se donne pour lui-même. Le droit international de l’époque coloniale ne pouvait, dans cette logique, s’appliquer au monde colonisé, parce que les entités colonisées n’existaient que comme des choses objet d’enjeu entre puissances, et non pas comme des êtres juridiques capables internationalement ».
[2] R. Charvin, « Le droit international tel qu’il a été enseigné (1850-1950) », op. cit., pp. 146-147 : « G. Scelle écrit en 1943 : « L’égalité de fait est une impossibilité sociale. Elle a engendré les difficultés les plus graves et entravé de façon constante le développement de l’organisation sociale internationale ». Et de justifier la « théorie allemande de l’espace vital », comme celle de « l’impérialisme colonial des grandes métropoles », « parfaitement logiques » : « Il serait contraire au développement de la communauté internationale, toute entière, ajoute G. Scelle qu’une collectivité étatique en pleine poussée d’activité économique, sociale et culturelle, fut entravée dans son « élan vital » par des refus égoïstes, injustifiés d’un gouvernement voisin. R. Redslob, doyen de la Faculté de droit de Strasbourg, écrit dans le même esprit mais en 1950 : « Egalité n’est pas une maxime qui s’impose à tout prix. Elle n’est pas un droit inaliénable ». Et d’ajouter : « Assigner au droit des gens une fonction distributive est le faire sortir de son rôle… La thèse … a beau avoir rallié certains Etats…, elle n’a jamais trouvé une confirmation générale dans le droit positif. Elle n’appartient pas au droit ; elle est une philosophie politique… » [note : Traité de droit des gens, Sirey, 1950, p. 219]. Le principe de « l’inégalité compensatrice » n’est pas sur le point d’apparaître sous la plume de l’auteur ! La mise en cause des traités inégaux est elle-même refusée [Voir infra] ». Voir aussi A. Pillet, « Le droit international public ; ses éléments constitutifs, son domaine, son objet », R.G.D.I.P. 1894, pp. 1-32, 24-25 : « il est certain que les nations ne traitent pas toujours entre elles sur un pied de parfaite égalité. En fait, le degré de civilisation de chaque peuple est la mesure de ses droits. […]. C’est un phénomène social incontestable dont font trop bon marché ceux qui voient dans le droit des gens une discipline unique commune à tous les peuples sans exception ». De son côté, Nippold ne parle à aucun moment de la colonisation dans sa présentation du principe d’égalité des Etats in O. Nippold, « Le développement historique du droit international depuis le Congrès de Vienne », RCADI, vol. 2, 1924.
[3] R. Charvin, « Le droit international tel qu’il a été enseigné », op. cit., p. 140 : « Citant le juriste De Hotzendorff (Introduction du droit des gens, 1889), H. Bonfils souligne que « pour les relations avec l’Orient, un droit international, exceptionnel et restreint, est souvent rendu nécessaire par l’influence décisive qu’exerce dans la vie de la plupart de ces Etats le fanatisme religieux, justifié par l’inégalité de civilisation », mais « personne à coup sûr ne soutiendra que le moment soit venu pour les Etats européens de se mettre en rapports d’égalité et de réciprocité de droits avec l’Empire chinois », par exemple. F. Despagnet reprend à son compte en 1926 la même analyse : « La conscience commune (des principes généraux qui doivent dominer les rapports internationaux) ne se trouve d’une manière complète que dans les peuples qui suivent les idées de la civilisation européenne ». « Chez les peuples complètement barbares ou sauvages, cette conscience du droit international peut faire complètement défaut ». Aussi, est-on dans la nécessité d’en rester à la doctrine « classique » distinguant « trois catégories d’Etats : 1° d’abord ceux qui suivent complètement le droit international communément reconnu dans la civilisation européenne … 2° les Etats restés dans une situation de demi-barbarie correspondant à ce qu’on peut appeler la civilisation asiatique… 3° enfin, les peuples sauvages … (Cours de droit international public, Librairie de la Société du Recueil général des lois et des arrêts (Sirey), 1905, pp. 61-62). / En 1931, Le Fur campe sur les mêmes positions en parlant du « bien commun » … de « l’humanité toute entière, du moins de toute l’humanité civilisée » et ajoute-t-il (en note de bas de page toutefois) « il ne faut pas en conclure qu’il n’y a aucun droit des gens pour les peuplades sauvages, …mais il est clair qu’il ne peut être exactement le même que pour ces dernières ». ». Voir aussi P. Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 3e édition, revue, corrigée et augmentée, Paris, Librairie Guillaumin et Cie, 1886 ; P. Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 5e éd. Complètement remaniée et considérablement augmentée, 2 vol., Paris, Guillaumin et Cie, 1902 ; J. Harmand, Domination et colonisation, Paris, Ernest Flammarion, 1910 ; L. Hubert, Une politique coloniale. Le salut par les Colonies, Paris, Falix Alcan, 1918 . Et pour une approche critique : R. Maunier, Sociologie coloniale, Paris, 1932 ; P.-F. Gonidec, Droit d’Outre-Mer, Paris, 1959, Tome 1 ; G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1971.
[4] L. Bourgeois, « La morale internationale », R.GD.I.P. 1922, t. 29, pp. 5-22, traitant des conditions d’une moralisation internationale, écrit notamment, p. 18 : « Telles sont, enfin, les conventions destinées à régler le sort des populations, qui, suivant les expressions de l’article 22 du Pacte de Versailles, « ne sont pas encore capables de se diriger elles-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne ». Le Pacte déclare que le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de la civilisation et confie leur tutelle « à celles des nations développées, qui sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et consentent à l’accepter ». / C’est là un exemple frappant des cas où, par des conventions, la morale peut s’incorporer étroitement au droit international et assurer, grâce à lui, les sanctions de ces prescriptions ». Plus loin, pp. 18-19 : « Ainsi s’édifiera, lentement, mais sûrement, l’immense édifice d’une vie internationale fondée sur le respect du droit et l’observation des règles morales. / Mais cette vie ne peut exister qu’entre nations parvenues à une même conception des choses humaines : les liens durables ne peuvent se maintenir qu’entre des êtres arrivés à un degré comparable de développement. / Pour que tous y puissent parvenir, un effort d’éducation, d’enseignement doit être poursuivi, sans faiblesse, avec une inlassable persévérance. Cet enseignement, nous avons maintenant la certitude qu’il sera donné sur tous les points du Monde, sans distinction de religion, de doctrine, d’opinion publique, par tous les esprits généreux.
[5] Voir par exemple M. Paisant, « Les droits de la France au Niger », RGDIP, 1898, pp. 5-35, 31 : « Un traité n’est valable que si le contractant sait à quoi il s’engage. On objectera qu’un chef indigène n’est pas versé dans les subtilités du droit des et que le terme « protectorat », par exemple, n’a pas de signification bien précise pour lui. Nous répondrons que ce chef connaît généralement la puissance des blancs, qu’il sait que leur protection pourra lui être utile ; d’autre part, certains Etats du Niger présentent une organisation semi-féodale qui prouve la connaissance de la notion de suzeraineté. Le chef indigène qui traite avec un blanc sait parfaitement qu’il est en présence du représentant d’une civilisation plus avancée que la sienne, et il ne peut manquer d’attacher de l’importance à l’acte qu’il accomplit. / Supposez au contraire que le négociateur soit un nègre comme lui, venu, non avec cet appareil et cette solennité qui environnent toujours l’explorateur, l’officier le plus simple, par le seul fait qu’il est blanc, mais comme un traitant nègre quelconque : le chef indigène peut-il penser que ce traitant, c’est le symbole d’un grand Etat, que ce traitant va le protéger, qu’il va devenir « son père » ? ». Voir aussi, p. 32 : « Le seul fait que le négociateur est un nègre, et c’est le cas des traités Fergusson, put donc constituer, jusqu’à un certain point, un cas de suspicion légitime contre la convention qu’il passe » et « Tout est étonnant dans ces « traités » Fergusson ; la personne du négociateur, l’ignorance de ses contractants, l’infidélité de leur mémoire, la pauvreté de leur intelligence, qui ne permet pas au négociateur d’affirmer qu’ils ont compris, tout – sauf le peu de cas qu’en font les chancelleries européennes ».
- Or, cette idée fut inscrite dans ce droit international des Etats colonisateurs qui, par récurrence, fondait la production de ce droit d’exception qu’on appelait également droit international comme s’il ne se distinguait pas du premier[1]. En effet, dans la mesure où les Etats occidentaux se sont appuyés sur le droit international pour ce faire, on peut dire que celui-ci a participé au projet colonial – lequel était fondamentalement lié à un projet économique[2] – en lui donnant des justifications juridiques[3].
[1] J. Fisch, “Power or Weakness ? On the Causes of the Worldwide Expansion of European International Law”, Journal of the History of International Law, Vol. 6, 2004, pp. 21-26, 21-22: “For those involved in European Expansion there was, right up to the twentieth century, always a clear distinction between European International Law, or the international law as valid in Europe, and worldwide international relations based on various legal principles, which depended on the relative strength and on the level of legal developments and sophistication of the parties concerned. Europeans did not pretend that there was a universal international law in practice because the not wish it. In most cases it would have meant unwanted restrictions for them, while in others such an aim would have been quite unrealistic, because the Europeans lacked the power required. / The political aim of the European expansion, from the fifteenth to the twentieth centuries, was never to extend the international society of Europe (whether this society is considered to have emerged in 1648 or long before), based on strict formal reciprocity and legal equality, to the entire globe. The aim was not coordination but subordination, not only in the sense of power, but also in a legal sense. Several forms of legal subordination were developed and applied with flexibility and changing success”; p. 24: The worldwide expansion of European international law cannot be explained in terms or European superiority. Otherwise this expansion would have occurred before, not during and after decolonization. The reason for this slow development is easy to see; the Europeans did not want such an expansion, as their aim was to subjugate extra-European territories, or at least to treat them as vassals, not as equals. As long they had the power to do so, they prevented the development of a truly international society”.
[2] J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, pp. 142-143: “The inflow of the white race cannot be stopped where there is land to cultivate, ore to be mined, commerce to be developed, sport to enjoy, curiosity to be satisfied. If any fanatical admirer of savage life argued that the whites ought to be kept out, he would only be driven to the same conclusion by another route, for a government on the spot would be necessary to keep them out. Accordingly international law has to treat such natives as uncivilised. It regulates, for the mutual benefit of civilised states, the claims which they make to sovereignty over the region, and leaves the treatment of the natives to the conscience of the state to which the sovereignty is awarded, rather than sanction their interest being made an excuse the more for war between civilised claimants, devastating the region and the cause of suffering o the natives themselves”.
[3] En ce sens, entre autres, D. C. Dakas, “The Role of International Law in the Colonization of Africa: A Review in Light of Recent Calls for Re-Colonization”, African Yearbook of International Law, Vol. 7, 1999, pp. 85-118, 88 ; E. Jouannet, Le droit international libéral-providence …, op. cit., pp. 95-97. ; M. Chemillier-Gendreau, « Retour sur une question controversée : la notion de terra nullius à l’origine des conquêtes coloniales et ses résonances contemporaines », in L’Afrique et le droit international. Variations sur l’organisation internationale. Liber Amicorum en l’honneur de Raymond Ranjeva, Paris, Pedone, 2013, 646 p., pp. 461-470, 461 : le droit international classique a « présidé aux conquêtes coloniales, tant celles du XVIème siècle sur le continent américain que celles du XIXème siècle sur le reste du monde […] » ; il a été « un droit au service de la domination » de l’Europe sur le reste du monde.
- L’existence de ce double corpus est comme caché par le fait qu’on appelle rétrospectivement « droit international » ce qui n’était que le Jus publicum europaeum,produit par les Européens pour ne valoir qu’entre eux[1], cachant l’autre droit. En ce sens, tout comme les africains n’ont pas participé à la Conférence de Berlin, S. Rosenne a pu souligner que dans aucun des nombreux cas soumis à la CPJI et à la CIJ concernant les différends entre Etats européens relatifs à leurs intérêts et possessions coloniales les territoires et peuples ne furent en mesure de faire connaître leur opinion et de participer aux instances[2]. De même la CPJI ne sembla nullement gênée par l’objet même des différends entre Etats européens au sujet des territoires et peuples colonisés[3]. Les pays africains n’ont relevé pleinement du droit international qu’à leur indépendance en tant qu’Etats.
[1] Révélateur est le titre du traité écrit par P. Pradier-Fodéré : Traité de droit international public européen et américain selon les progrès de la science et de la pratique contemporaine (1885-1906), 9 volumes, Pedone-Lauriel) ainsi que le passage suivant, pp. 112-114 : « On qualifie volontiers de droit international européen le droit international réel, tel qu’il existe à notre époque ; il vaudrait mieux l’appeler droit international moderne. La qualification d’européen lui appartient sans doute par droit de naissance, mais aujourd’hui elle n’est plus exacte. Le droit international est né, en effet, en Europe : il s’est développé chez les nations chrétiennes du continent européen : pendant longtemps il est resté limité aux peuples civilisés et chrétiens de l’Europe, ou à ceux d’origine européenne. A l’égard des Etats chrétiens de l’Europe et de l’Amérique, et des peuples païens et mahométans de l’Asie et de l’Afrique, l’application de ce droit était demeurée tout à fait libre, et fondée sur une réciprocité purement conventionnelle. Les relations avec eux se formaient d’après les exigences de la politique et de la morale ; de la politique surtout et presque exclusivement. Voilà l’origine et l’explication de cette dénomination de droit international européen. Mais aujourd’hui ce droit étend ses conquêtes sur les différentes parties du monde. […]. Le qualificatif d’européen n’a donc plus actuellement qu’une portée purement historique, à moins qu’on ne veuille dire, en l’employant, que les nations chrétiennes de l’Europe et les descendants des anciens colons européens en Amérique, par la supériorité de leurs talents dans les arts, les sciences et le commerce, comme dans la politique et le gouvernement, et par la sanction plus définie que le Christianisme a communiquée à la doctrine morale des anciens, ont établi un système juridique qui leur est propre, et qu’elles forment une communauté de nations unies par la religion, les coutumes, la morale, les avantages mutuels de leurs rapports commerciaux, l’habitude de former des alliances et des traités les unes avec les autres […] ». Voir aussi J. H. W. Verzijl, International Law in Historical Perspective, 10 vol., Leyde, AW Sijthoff, 1968, vol. I, pp. 435-436 cité in A. Anghie, « L’évolution du droit international : réalités coloniales et postcoloniales », in Toufayan M., Tourme-Jouannet E., Ruiz Fabri H. (dir.), Droit international et nouvelles approches sur le tiers-monde : entre répétition et renouveau / International Law and New Approaches to the Third World: Between Repetition and Renewal, Société de législation comparée, coll. De l’UMR de droit comparé de Paris, Vol. 31, 2013, 451 p., pp. 61-79, 62 : « Désormais, il existe une vérité qui ne peut être niée ou dont on ne peut même douter, celle que le corps actuel du droit international, tel qu’il se présente aujourd’hui, est non seulement le fruit de l’activité consciente de l’esprit européen, mais tire aussi son essence vitale d’une source commune de croyances, et sous ces deux aspects il est principalement originaire de l’Europe occidentale ».
[2] S. Rosenne, “Decolonisation in the International Court of Justice”, African Journal of International and Comparative Law, Vol. 8, 1996, pp. 564-576, 565. De même: “since the nineteenth century there have been countless instances of arbitration between European Powers over the boundaries of their colonial possessions overseas, not only in Africa and Asia, but on the American Continent as well: in none of those cases were the local interests represented”.
[3] S. Rosenne, “Decolonisation in the International Court of Justice”, African Journal of International and Comparative Law, Vol. 8, 1996, pp. 564-576, 565: “The Permanent Court treated all those cases as what might be called “normal” interpretation of treaties cases, commonplace in international arbitrations and case-law. There is no sign that the Permanent Court felt that there was anything unusual in dealing with the rights of Europeans in the lands of other nations and peoples. The fact that dependent overseas territories were involved, whether colonies or protectorates or some other form of holding, had no direct impact on the Court’s decisions. All these cases concerned exclusively the rights and duties between themselves of the European Metropolitan Powers and their nationals or protected persons under the system of capitulations or other privileges then in force in different parts of the non-European world”.
- Mais encore fallait-il justifier en droit ce qui semblait de prime abord un paradoxe : les Etats et la doctrine affirmaient comme universel le principe d’égalité des Etats, mais ne voulaient pas l’appliquer hors du champ d’application historique du droit international, ayant la conviction d’une inégalité des peuples et des civilisations. La question fut résolue presque simplement, en justifiant en droit la limitation du champ du principe d’égalité : celui-ci ne valait qu’entre ceux qui méritaient véritablement le statut international d’Etat car étaient « civilisés »[1]. D’où la nécessité de ne pas considérer les entités tierces comme des Etats ; les Etats européens étaient alors libres de se comporter librement à leur égard. Ce genre de thèse ne fut pas le monopole de la seule doctrine et de la seule pratique européennes, mais fut également déployé par les Etats-Unis d’Amérique[2].
[1] Ainsi, encore selon R. Charvin, « Le droit international tel qu’il a été enseigné », op. cit., p. 140 : « H. Bonfils et P. Fauchille (1905) par exemple, après avoir précisé que les « Etats civilisés » sont les « membres réguliers de la communauté internationale », fondés à « jouir de la sécurité et de la protection qu’assure le droit de cette communauté », prétendent constater que « l’humanité … forme trois sphères concentriques : l’humanité civilisée, l’humanité barbare et l’humanité sauvage ». Les membres de la « première sphère » bénéficient de la « reconnaissance politique plénière, soumise à l’entière application du droit international … ». « La deuxième sphère, celle de la reconnaissance partielle, comporte une application restreinte, variable du droit positif ». Enfin, la troisième « embrasse les peuplades ou tribus non organisées » : elles doivent bénéficier de la part des Etats civilisés « du respect des principes humanitaires ». En effet, « les Etats jouissant d’une civilisation supérieure doivent reconnaître que des devoirs moraux leur incombent vis-à-vis des populations barbares des autres parties du monde ». Cette classification est « logique » puisque l’Européen et le Chinois, le chrétien et le musulman n’ont pas une identique conscience juridique… ». Voy. aussi Lorimer, RDILC, 1884, p. 350 : « les races barabares sont comme les enfants de la grande famille humaine ; dans la réalisation de leur idéal particulier, elles ont droit, non à la reconnaissance, mais à la tutelle ».
[2] On peut lire ainsi dans un discours du secrétaire d’Etat des Etats-Unis, M. Ph. Knox, à l’occasion d’une visite officielle faite en 1912 à Panama au sujet de la doctrine Monroe : « [L]a doctrine de Monroe atteindra ses fins bienveillantes quand elle sera considérée par le peuple des Etats-Unis comme source constante de bienfaits pour ces peuples latino-américains, nos voisins, qui ont besoin de notre concours pour marcher vers le progrès et améliorer leur gouvernement, ou bien pour ceux qui cherchent notre assistance et notre aide afin de faire face à leurs justes obligations et, ainsi, maintenir des relations honorables avec les autres nations » (in A. de la Rosa, « Les finances de Saint-Domingue et le contrôle américain », R.G.D.I.P., t. XXI, 1914, pp. 425-468, 455). Après une visite à différents pays de la région, le Secrétaire d’Etat prononça un discours au Carnégie-Hall de New York finissant ainsi, étant d’abord précisé que son périple avait pour objet l’ouverture du canal de Panama qui devait devenir un instrument de richesse et de puissance : « Il est impossible aux Républiques latines de se tirer toutes seules de ces crises périodiques des troubles révolutionnaires et naturellement elles tournent leurs regards vers le puissant et prospère voisin pour trouver aide et assistance. Devons-nous leur refuser cette aide et cette assistance ? ou bien devons-nous accourir à leurs cris de détresse comme nous l’avons fait pour Cuba et pour Santo-Domingo ? L’humanité nous impose le devoir de prévenir l’effusion de sang ; aussi, vu la situation périlleuse des Européens dans ces pays, notre action sera pleinement justifiée. Les progrès de ces nations sont sous notre responsabilité. La logique de la géographie politique nous oblige à maintenir la paix et la prospérité dans toute l’Amérique centrale et la mer des Antilles. Cette épidémie de révolutions et d’embarras financiers en ces régions où nos intérêts sont engagés est absolument dangereuse ; nous devons y appliquer le remède nécessaire » (in ibidem, pp. 459-460). Celui-ci sera précisé par le sénateur E. Root, ex-secrétaire d’Etat des Etats-Unis devant le Sénat : « Notre position dans l’hémisphère occidental est unique et sans exemple dans l’histoire moderne. Notre nation est une Rome plus grande et plus noble ; elle est placée par Dieu pour être l’arbitre non pas seulement des destinées de toute l’Amérique, mais encore de l’Asie et de l’Europe […]. Notre destinée manifeste comme contrôleur des destins de toute l’Amérique est un fait inévitable et logique, à ce point qu’on a seulement discuté les moyens à employer pour établir ce contrôle. Mais personne ne doute de notre mission et de notre intention de l’accomplir, ou, ce qui revient au même, de notre pouvoir de la réaliser. – Vers le milieu du XXe siècle, ceux qui étudieront la carte seront surpris de ce que nous ayons attendu si longtemps pour arrondir les frontières naturelles de notre territoire jusqu’au canal de Panama, jusqu’à l’Amérique méridionale ; que nous ayons attendu si longtemps pour en faire de même avec toutes les Antilles […]. C’est une question de temps pour que le Mexique, l’Amérique centrale et les îles qui nous manquent encore dans la mer des Antilles soient placés sous notre domination. Quand le canal de Panama sera ouvert, il serait inutile d’avoir des sentinelles à Puerto-Rico, si nous devions ne pas en avoir à Cuba […]. Je comprends et je confesse que nous gouvernons mal Puerto-Rico, comme nous avons gouverné mal Cuba la seconde fois. Mais si mal que nous gouvernions ces pays, nous le ferons toujours mieux que les naturels. […]. – S’il était possible que ces nations latino-américaines pussent comprendre et pratiquer le contrôle et le gouvernement par soi-même, comme nos voisins du Nord (les Canadiens), alors le Pan-américanisme serait une belle réalité, et nous n’aurions pas besoin d’apprendre à commander en espagnol. Mais ces nations latino-américaines peuvent-elles ou savent-elles se gouverner ? Interrogez Haïti, le Mexique, la Colombie, Panama, Nicaragua et surtout Cuba, à qui nous avons, en deux fois, donné des leçons dans l’art du gouvernement, que notre diplomatie surveille depuis et dont la désorganisation économique actuelle est telle qu’à aucune époque de l’administration coloniale elle n’a été aussi désastreuse. Le sort, la destinée de ces peuples se trouve entre leurs propres mains ; mais je doute qu’ils puissent rien faire de bon, si ce n’est sous notre protectorat » (ibid., p. 460).
1 La justification de la colonisation par l’inexistence d’Etats en Afrique
- Il s’agissait pour les Etats européens de nier, au nom de théories fondamentalement inégalitaires (« narcissiques »[1]) s’appuyant sur une histoire faussée, l’existence d’un territoire et d’une population soumis à un gouvernement effectif, autrement dit des éléments « constitutifs » de l’Etat au sens du droit international. L’Afrique était alors libre pour l’expansion des Etats européens. Et si un Etat non « occidental » devait exister, car cela arriva, c’était par concession du monde euro-américain au moyen de la reconnaissance[2], tout comme l’indépendance fut finalement « octroyée » à ces territoires par la résolution 1514 de l’Assemblée générale des Nations Unies.
[1] P. Singh, “From ‘Narcissistic’ Positive International Law to ‘Universal” Natural International Law: The Dialectics of ‘Absentee Colonialism’”, African Journal of International & Comparative Law, Vol. 16, 2008, pp. 56-82.
[2] Voir ainsi « Les frontières de l’Etat du Congo », RGDIP, 1894, pp. 409-429.
1.1 L’affirmation de l’inaptitude des pays africains à constituer des Etats ou Les peuples africains comme non civilisés et insusceptibles de se gouverner
- Ne voyant pas – ou feignant de ne pas voir – en Afrique de gouvernement qui ressemblait aux leurs, les Etats européens ont considéré les peuples africains, comme d’autres, comme non civilisés ou barbares[1], c’est-à-dire insusceptibles de se gouverner et d’avoir conscience de l’existence et des exigences du droit international[2], celui-ci ne s’appliquant qu’entre les Etats disposant d’un gouvernement[3].
[1] V. ainsi Verdross qui distinguait les « nations d’un degré inférieur de civilisation » et les « Etats civilisés » in « Droit international de la paix. Les relations internationales », RCADI, 1929, t. V, vol. 30, p. 443. Voir également J. Westlake qui caractérise la civilisation par les institutions (J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, p. 137: “No theorist on law who is pleased to imagine a state of nature independent of human institutions can introduce into his picture a difference between civilised and uncivilised man, because it is just in the presence or absence of certain institutions, or in their greater or less perfection, that the differences consists for the lawyer”. Voir aussi p. 141: “We have nothing here to do with the mental or moral characters which distinguish the civilised from the uncivilised individual, nor even with the domestic or social habits, taking social in a narrow sense, which a traveller may remark. When people of European race come into contact with American or African tribes, the prime necessity is a government under the protection of which the former may carry on the complex life to which they have been accustomed in their homes, which may prevent that life from being disturbed by contests between different European powers for supremacy on the same soil, ad which may protect the natives in the enjoyment of a security and well-being at least not less than they enjoyed before the arrival of the strangers. Can the natives furnish such a government, or can it be looked for from the Europeans alone ? In the answer to that questions lies, for international law, the difference between civilisation and the want of it. If even the natives could furnish such a government after the manner of the Asiatic empires, that would be sufficient”).
[2] V. ainsi F. Despagnet, « Les occupations de territoires et le procédé de l’hinterland », op. cit., qui parle, p. 103 « de la doctrine quasi unanime consacrée actuellement pour l’établissement de la souveraineté dans les pays où ne domine aucune autorité sérieusement organisée », puis présente comme premier point, p. 104, « la situation des Etats civilisés au point de vue de l’occupation des territoires ». Il semble cependant ne pas partager les convictions à l’origine du mouvement colonial en parlant p. 104 des « projets, plus ou moins sincères également [par rapport à ceux concernant l’Amérique], de répandre chez le peuples barbares la civilisation, cette religion des temps modernes » et en écrivant, p. 104, « L’avenir seul pourra dire […] si enfin les mieux doués à cet égard [l’expansion coloniale] y auront gagné d’augmenter leurs forces par la soumission de peuples assimilés et soumis » qu’il qualifie tout de même de « barbares ».
[3] J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, p. 142: “Wherever a population furnishes such a government as this, the law of our own international society has to take account of it. The states which are members of our international society conclude treaties with it as to the special position to be allowed to their subjects in its territory, as to custom duties and the regulation of trade, as to postal and other administrative arrangements. When at war with it, they observe the laws of war as among themselves, and expect those laws to be observed by it towards them; and they make peace with it by treaties as among themselves. And […] they regard its territory as held by a title of the same kind as that by which their own is held, so that the territorial sovereignty of the government in question is a root from which title may be derived to themselves by conquest or cession, and which excludes all modes of acquiring it, whether by discovery occupation or otherwise, which are or pretend to be original modes of going back to the inception of sovereignty. But wherever the native inhabitants can furnish no government capable of fulfilling the purposes fulfilled by the Asiatic empires, which is the case of most of the populations with whom Europeans have come into contact in America and Africa, the first necessity is that a government should be furnished”; J. B. de Martens Ferrão, L’Afrique : la question soulevée dernièrement entre l’Angleterre et le Portugal considérée au point de vue du droit international, Lisbonne, 1890, p. 10, cité in J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, p. 146: “It is clear that in savage tribes […] we must recognise all natural rights. Natural rights are born with man; they constitute his personality, which the want of cultivation does not extinguish. But international rights cannot be recognised in those tribes, for want of the capacity for government (capacité dirigeante). Being nomads or nearly such, they have no international character. For the same reason they have no constituted sovereignty, that being no doubt a political right derived from civilisation, and therefore having civilisation as its base and the condition of its existence. Modern international law is a result of civilisation. On this ground I do not consider successive cessions of sovereignty, made by native chiefs, half or wholly savage, to the chance comer who gives them the most, without any valid sanction of right, a reasonable base, sufficient to affect rights founded on the facts just mentioned. And all the less can I so consider them because civil property is not their subject, but is left by the negotiators to the possessor of it if there be one. Such cessions of sovereignty can furnish no juridical argument to oppose to the facts which were recognised as lawful titles by the public law in force at the time in question”. Voir aussi J.T. Lawrence, Principles of International Law, London, MacMillan and Co., 1895, pp. 58 ss.: “Only the more civilized countries are subjects of international law”.
- Non civilisées et non étatiques, ces entités furent laissées hors du droit international de l’époque[1], le jus publicum europaeum,qui resta le seul projet des civilisés et fut même présenté comme l’image de la civilisation[2]. Les entités considérées comme n’ayant pas de gouvernement n’étaient que les objets d’un droit international spécial et, parfois, du droit interne de l’Etat colonisateur[3].
[1] R.P. Anand, « Role of the “New” Asian-African States in the Present International Legal Order », AJIL, 1962, vol. 56, n° 2, pp. 383 et s., 383: « The present body of international rules applicable between states, so-called international law, was developed among the Western European countries during the last four centuries and is basically the outcome of, or is dominated by, their influence. Though in the beginning these rules, derived from the principles of Jus Naturale and Jus Gentium of the Roman legal system, were thought to be applicable between all the countries of the world, during the nineteenth century there developed a spirit of provincialism in Europe. Thus, while the fathers of modern international law, Vitoria, Suárez, Gentili, Grotius, Pufendorf, Bynkershoek, Wolff and Vattel, conceived of it as a universal system, leading writers of the last century and the early years of the present century, such as Wheaton, Phillimore, Hall, Oppenheim, Fauchille, Westlake and others, declared it to be applicable only between the European Powers (W. Jenks, Common Law of Mankind 66-74 (1958)). In order to bring other countries under its sway, they were required to be formally admitted to this closed group”.
[2] Sur cette idée du droit international comme image de la civilisation, L. Obregon Tarazona, “The Civilized and the Uncivilized”, in Fassbender B., Peters A., The Oxford Handbook of the History of International Law, 2012.
[3] R. P. Anand, « Role of the “New” Asian-African States in the Present International Legal Order », AJIL, 1962, vol. 56, n° 2, pp. 383 et s., 384: “Professor (now Judge) Jessup has rightly defined this earlier international society as « a selective community with a provincial outlook » into which « the Islamic, much less the Hindu and Buddhist, worlds were not admitted. The Western Hemisphere (including what is now the United States) had only colonial membership” (note: P. C. Jessup, The Use of International Law (The Thomas M. Cooley Lectures at the University of Michigan Law School) 20 (1959)).
- Cette idée d’exclure ces pays du droit international d’alors fut partagée par la plupart des internationalistes occidentaux de l’époque, y compris les plus importants et influents[1] et semble n’avoir été contestée qu’exceptionnellement par les « juristes périphériques »[2]. Certains s’en tinrent à la dichotomie Etats civilisés / peuples non civilisés ; d’autres élaborèrent des catégorisations plus précises, distinguant parmi les non civilisés plusieurs niveaux comme le fit plus tard le Pacte de la Société des Nations Unies. En tout cas, le schéma général est bien celui d’une hiérarchisation des sociétés avec supériorité du monde occidental.
[1] J. Hornung, « Civilisés et barbares », Revue de droit international et de législation comparée, t. XVII, 1885, pp. 5-18, 17-18 : « Nous n’avons pas encore un sentiment assez vif de la solidarité humaine et de la responsabilité qui incombe à nos races vis-à-vis de l’humanité. Une profonde obscurité entoure le cercle lumineux de notre civilisation. Le monde chrétien n’a pas encore pris franchement ce rôe de tuteur qui appartient aux bons et aux forts, qui lui donnerait une grande autorité morale sur les races, dégénérées sans doute, mais si intelligentes de l’Orient, et qui ferait de lui le centre et le foyer de l’humanité. […]. Il faut élargir la question, y faire entrer le grand principe de l’intervention, et s’élever jusqu’à l’idée d’un vaste organisme international comprenant toutes les races et les mettant au bénéfice d’un droit commun qui serait placé sous la garantie des nations civilisées dans leur ensemble ». Voir aussi, selon R. Charvin, « Le droit international tel qu’il a été enseigné (1850-1950) », op. cit., p. 140 : « […] H. Bonfils souligne que « pour les relations avec l’Orient, un droit international, exceptionnel et restreint, est souvent rendu nécessaire par l’influence décisive qu’exerce dans la vie de la plupart de ces États le fanatisme religieux, justifié par l’inégalité de civilisation », mais « personne à coup sûr ne soutiendra que le moment soit venu pour les Etats européens de se mettre en rapports d’égalité et de réciprocité de droits avec l’Empire chinois », par exemple. F. Despagnet reprend à son compte en 1926 la même analyse : « La conscience commune (des principes généraux qui doivent dominer les rapports internationaux) ne se trouve d’une manière complète que dans les peuples qui suivent les idées de la civilisation européenne ». « Chez les peuples complètement barbares ou sauvages, cette conscience du droit international peut faire complètement défaut ». Aussi, est-on dans la nécessité d’en rester à la doctrine « classique » distinguant « trois catégories d’Etats : 1° d’abord ceux qui suivent complètement le droit international communément reconnu dans la civilisation européenne … 2° les Etats restés dans une situation de demi-barbarie correspondant à ce qu’on peut appeler la civilisation asiatique… 3° enfin, les peuples sauvages … (Cours de droit international public, Librairie de la Société du Recueil général des lois et des arrêts (Sirey), 1905, pp. 61-62). / En 1931, Le Fur campe sur les mêmes positions en parlant du « bien commun » … de « l’humanité toute entière, du moins de toute l’humanité civilisée » et ajoute-t-il (en note de bas de page toutefois) « il ne faut pas en conclure qu’il n’y a aucun droit des gens pour les peuplades sauvages, …mais il est clair qu’il ne peut être exactement le même que pour ces dernières ». ». Voir encore A. PILLET, « Le droit international public ; ses éléments constitutifs, son domaine, son objet », R.G.D.I.P. 1894, pp. 1-32, 24-25 : « il est certain que les nations ne traitent pas toujours entre elles sur un pied de parfaite égalité. En fait, le degré de civilisation de chaque peuple est la mesure de ses droits. […]. C’est un phénomène social incontestable dont font trop bon marché ceux qui voient dans le droit des gens une discipline unique commune à tous les peuples sans exception ».
[2] L Obregon Tarazona., “The Civilized and the Uncivilized”, in Fassbender B., Peters A., The Oxford Handbook of the History of International Law, 2012.
- Progressivement, en effet, la domination purement économique et militaire fut justifiée par l’intervention d’une morale paternaliste selon laquelle, c’est en réalité pour le bien de ces peuples qu’il fallait les dominer. L’idée se répandit dans le monde du droit que, forts de leur civilisation, les Etats occidentaux avaient une mission sacrée de civilisation à l’égard de ces peuples afin de les aider à acquérir ce degré de civilisation qui leur permettra d’intégrer la famille du droit international[1]. En somme, l’absence de civilisation justifiait non seulement la jouissance de droits par les Etats euro-américains, mais justifiait également des devoirs à leur charge, le fardeau de l’homme blanc[2]. En ce sens, par exemple, Jules Ferry, déclara à la Chambre du 28 juillet 1885 : « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures […]. Je répète que pour les races supérieures il y a un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures »[3].
[1] M. Kamto, « Le statut juridique des traités signés entre les représentants des puissances coloniales et les monarques indigènes africains en droit international », in Droit du pouvoir, pouvoir du droit. Mélanges offerts à Jean Salmon, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp 435-480, 462 : « de même que l’Occident missionnaire entend amener aux colonisés le Dieu crucifié pour sauver le monde, l’éducation et la culture, il a pour projet de construire des Etats sur le néant d’une (non) civilisation de peuplades inorganisées sans structures administratives et de pouvoir ».
[2] Sur ce point, entre autres, D.C.J. Dakas, op. cit., pp. 111 ss. Voir toutefois J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, p. 137-138: “Even those who, in accordance with the modern tendency, make rights instead of law their starting point, can hardly avoid admitting which are common to civilised and uncivilised humanity are not among those which it os the special function of international right to develop and protect”.
[3] Cité in E. Jouannet, Le droit international libéral-providence …, op. cit., p. 163.
- Cet argumentaire civilisationnel fut accompagné de manière cohérente par l’habillage de la colonisation ou domination comme mission juridique de civilisation qu’on trouve expressément dans l’Acte général de la Conférence de Berlin de 1885 où les puissances coloniales s’engagèrent « à veiller à la conservation des populations indigènes et à l’amélioration de leurs conditions morales et matérielles d’existence »[1]. L’Acte final de la Conférence de Berlin prévoyait ainsi des « Dispositions relatives à la protection des indigènes, des missionnaires et des voyageurs ainsi qu’à la liberté religieuse[2] et contenait une « Déclaration concernant la traite des esclaves »[3].
[1] Acte général de la Conférence de Berlin, 1885, art 6.
[2] « Toutes les Puissances exerçant des droits de souveraineté ou une influence dans lesdits territoires s’engagent à veiller à la conservation des populations indigènes et à l’amélioration de leurs conditions morales et matérielles d’existence et à concourir à la suppression de l’esclavage et surtout la traite des noirs ; elles protégeront et favoriseront, sans distinction de nationalités ni de cultes, toutes les institutions et entreprises religieuses, scientifiques ou charitables. Créées et organisées à ces fins ou tendant à instruire les indigènes et à leur faire comprendre et apprécier les avantages de la civilisation. / Les missionnaires chrétiens, les savants, les explorateurs, leurs escortes, avoir et collections, seront également l’objet d’une protection spéciale. / La liberté de conscience et la tolérance religieuse sont expressément garanties aux indigènes comme aux nationaux et aux étrangers. Le libre et public exercice de tous les cultes, le droit d’ériger des édifices religieux et d’organiser des missions appartenant à tous les cultes ne seront soumis à aucune restriction ni entrave ».
[3] « Conformément aux principes du droit des gens, tels qu’ils sont reconnus par les Puissances signataires, la traite des esclaves étant interdite, et les opérations qui, sur terre ou sur mer, fournissent des esclaves à la traite devant être également considérées comme interdites, les Puissances qui exercent ou qui exerceront des droits de souveraineté, ou une influence dans les territoires formant le bassin conventionnel du Congo, déclarent que ces territoires ne pourront servir ni de marché ni de voie de transit pour la traite des esclaves, de quelque race que ce soit. Chacune de ces Puissances s’y engage à employer tous les moyens en son pouvoir pour mettre fin à ce commerce et pour punir ceux qui s’en occupent ».
- Cette belle cohérence n’empêcha cependant pas la contradiction fondamentale consistant à affirmer le bien-être et le développement des droits des Africains[1] et le refus de leur appliquer ces droits[2].
[1] En ce sens, le préambule de l’Acte final de la Conférence de Berlin du 26 février 1885 fonde celle-ci, notamment, sur la volonté des participants de : « régler, dans un esprit de bonne entente mutuelle, les conditions les plus favorables au développement du commerce et de la civilisation dans certaines régions de l’Afrique, et assurer à tous les peuples les avantages de la libre navigation sur les deux principaux fleuves africains qui se déversent dans l’océan atlantique » et leur préoccupation « des moyens d’accroître le bien-être moral et matériel des populations indigènes ». C’est en outre en partie sur le fondement du développement de la civilisation qu’est instituée la neutralité des territoires du bassin conventionnel du Congo. Voir ainsi l’art. 10 : « Afin de donner une garantie nouvelle de sécurité au commerce et à l’industrie et de favoriser, par le maintien de la paix, le développement de la civilisation dans les contrées mentionnées à l’article premier et placées sous le régime de la liberté commerciale, les Hautes Parties signataires du présent Acte et celles qui y adhéreront par la suite s’engagent à respecter la neutralité des territoires ou parties de territoires dépendant desdites contrées, y compris les eaux territoriales, aussi longtemps que les Puissances qui exercent ou qui exerceront des droits de souveraineté ou de protectorat sur ces territoires, usant de la faculté de se proclamer neutres, rempliront les devoirs que la neutralité comporte ».
[2] Sur ce point O. Gye-Wado, “Africa, Reparations and International Law”, Nigerian Journal of International Law Affairs, Vol. 19, 1993.
1.2 La technique de la reconnaissance d’Etat comme condition d’avènement de celui-ci
- Les pays qui n’appartenaient pas au monde européo-américain ne pouvaient accéder à la qualité d’Etat qu’en vertu d’un acte unilatéral ou collectif d’acceptation des membres de ce monde[1], la reconnaissance[2]. Il appartenait en effet à ces derniers d’accepter qui pouvait rentrer dans leur famille et bénéficier des garanties du droit international selon son degré de civilisation. En ce sens, J. Lorimer avait classé trois degrés de civilisation auxquels correspondaient trois types de reconnaissance – plénière, partielle et seulement humaine -, la première étant définie comme « la déclaration formelle du résultat d’un procédé inductif par lequel une entité politique se convainc qu’une autre entité possède une existence politique distincte, en d’autres termes, qu’elle est capable de remplir les devoirs de la vie internationale et peut, partant, en réclamer les droits »[3]. On notera que, pour l’auteur, « chaque Etat a le droit de fixer les conditions de cette reconnaissance ; il peut plier les faits et le droit à ses passions et à ses préjugés »[4].
[1] William E. Hall, A Treatise on International Law, 7th ed., Oxford, Clarendon Press, 1917, p. 40, § 6: “It is scarcely necessary to point out that as international law is a product of the special civilization of modern Europe, and forms a highly artificial system of which the principles cannot be supposed to be understood or recognized by countries differently civilized, such states only can be presumed to be subject to it as are inheritors of that civilization. They had lived, and are living, under law, and a positive act of withdrawal would be required to free them from its restraints. But states outside European civilization must formally enter into the circle of law-governed countries. They must do something with the acquiescence of the latter, or some of them, which amounts to an acceptance of the law in its entirety beyond all possibility of misconception”. Voir E. Jouannet, « Le droit international de la reconnaissance », op. cit., pp. 770-771 : « La reconnaissance était donc un acte absolument essentiel du droit international classique, le sésame pour l’entrée dans le club des États civilisés, sujets de droit international. Mais elle était restrictive et discriminatoire. L’acte de reconnaissance de l’époque ne jouait pas dans le sens d’une reconnaissance de la différence constitutive de l’Autre et de son identité. C’était au contraire un acte de reconnaissance de la similitude de valeurs et du degré de civilisation auxquels étaient parvenus un État ou un peuple considérés auparavant comme différents d’un point de vue ethnoculturel. L’intégration dans la « communauté des États civilisés » et l’attribution d’une égalité de statut et de droit se faisaient par assimilation forcée et uniformisation c’est-à-dire quand l’État nouvellement reconnu avait gommé, du moins en apparence, les différences culturelles ou civilisationnelles qui l’opposaient aux États euro-américains et qu’il présentait un degré acceptable de « conscience civilisée » (V. par exemple P. Fauchille, traité de droit international public, Paris, Rousseau, 1922, pp. 30-31) ».
[2] J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, p. 136: “The form which has been given to the question, namely what facts are necessary and sufficient in order that an uncivilised region may be internationally appropriated in sovereignty to a particular state? Implies that it is only the recognition of such sovereignty by the members of the international society which concerns is, that of unicivilised natives international law takes no account. This is true, and it does not mean that all rights are denied to such natives, but that the appreciation of their rights is left to the conscience of the state within whose recognised territorial sovereignty they are comprised, the rules of the international society existing only for the purposes of regulating the mutual conduct of its members.
[3] J. Lorimer, « La doctrine de la reconnaissance, fondement du droit international », Revue de droit international et de législation comparée, 1884, Vol. XVI, pp. 333-359, 337.
[4] J. Lorimer, « La doctrine de la reconnaissance, fondement du droit international », Revue de droit international et de législation comparée, 1884, Vol. XVI, pp. 333-359, 338.
- Or, les pays africains étaient toujours considérés comme au niveau inférieur des degrés de civilisation élaborés par la doctrine occidentale, ainsi qu’en disposa le Pacte de la Société des Nations.
- On retiendra toutefois encore le caractère exceptionnel du cas du Congo qui fut reconnu par les Etats-Unis d’Amérique et les grandes puissances européennes sans présenter aucune qualité attendue d’un Etat et alors même qu’il n’en constituerait pas un.
2 L’établissement de la souveraineté des Etats européens sur les territoires africains
- Il faut mentionner le cas à part de « l’Etat indépendant du Congo » dirigé à titre personnel par le roi de Belgique, Léopold II, devenant en 1885 roi de cet « Etat » qui n’avait pas été à l’origine colonisé par un Etat. Cependant, en 1908, sous la pression du Royaume-Uni et des Etats-Unis faisant suite au rapport de la Commission d’enquête internationale sur l’exploitation de l’Etat indépendant du Congo, le roi abandonna l’Etat indépendant du Congo à la Belgique qui devint l’Etat colonial.
En tout état de cause, la question fut considérée à l’époque comme ne concernant que les Etats européens[1]. Les règles alors en vigueur distinguaient selon que le territoire était considéré, par chaque Etat européen pour lui-même selon sa propre appréciation, comme sans maître ou avec maître[2]. Toutefois, il semble que, dans ces deux cas, l’élément décisif fût l’exercice effectif d’une autorité sur le territoire convoité[3].
[1] Voir ainsi J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, pp. 139-140: “when a accession of territory on the coast of Africa is notified to the powers they will have the opportunity of objecting. It cannot be doubted that if the aggrandisement was made at the expense of a civilised population without its consent, or was attended with proceedings of great inhumanity to an uncivilised population, this would be a good ground of objection on the part of any power that pleased to take up the cause (note omitted). But it would be going much further, and to a length to which the (Berlin) Conference declined to go, if we were to say that, except in the case of unprovoked aggression justifying conquest, an uncivilised population has rights which make its free consent necessary to the establishment over it of a government possessing international validity. Any such principle, had it been adopted, would have tended to defeat one of the chief objects of the conference, namely to avoid collisions between its members by regulating more clearly their mutual position on the African Coast. For on that system a power might have fulfilled the conditions of notification and establishment of authority witch the conference laid down as necessary for making a new acquisition, but it would have still been exposed to see the validity of its acquisition disputed by another power, under the sanction of the conference itself, on the ground of some native title which it might be pretended had not been duly ceded to it. Is any territorial cession permitted by the ideas of the tribe? What is the authority – chief, elders, body of fighting men – if there is one, which those ideas point out as empowered to make the cession? With what formalities do they require it to be made, if they allow it to be made at all? These questions are too obscure among uncivilised populations, or, if they are clear to them, too obscure for the whites who are in contact with them, for the latter to find much difficulty in picking a hole, when desired, in a cession alleged to have been made by a tribe. And then there would be the controversies whether the irregular violence to which savages are prone amounted to aggression justifying conquest. All these are questions for which in the general interest the civilised powers do well not to give occasion in their mutual arrangements, so long as they are unprovided with the means of deciding them in the particular cases which may arise. Those arrangements are not to be construed as denying, because they do not affirm them, the rights of any who are not stipulating parties to the conventions. By which they are made. The moral rights of all outside the international society against the several members of that society remain intact, though they have not and scarcely could have been converted into legal rights. Becoming subjects of the power which possesses the international title to the country in which they live, natives have on their governors more than the common claim of the governed, they have the claim of the ignorant and helpless on the enlightened and strong; and that claim is the more likely to receive justice, the freer is the position of the governors from insecurity and vexation”. Voir également M. Paisant, « Les droits de la France au Niger », RGDIP, 1898, pp. 5-35 [Blog] dont l’introduction fait de la question posée une affaire entre la Grande-Bretagne et la France.
[2] « il convient de rappeler les principes posés par la Conférence de Berlin, en ce qui concerne l’acquisition de territoires en Afrique. Pour les territoires sans maître, l’acte général exige la prise de possession effective et la notification ; pour les protectorats assumés, cet acte admet que la notification des traités suffit et n’exige pas l’effectivité », M. Paisant, « Les droits de la France au Niger », RGDIP, 1898, pp. 5-35, 28-29.
[3] Voir ainsi : Cour permanente d’arbitrage, Sentence arbitrale rendue l 4 avril 1928 par M. Max Huber, entre les Etats-Unis et les Pays-Bas dans le litige relatif à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), RGDIP, t. XLII, 1935, p. 156, 164 : « Dans le droit international actuel, les titres d’acquisition de la souveraineté territoriale ou bien sont basés sur un acte de prise de possession effective, tel que l’occupation ou la conquête, ou bien, comme la cession, présupposent que la puissance cédante et la Puissance cessionnaire, ou au moins l’une d’entre elles, ont la faculté de disposer effectivement du territoire cédé ». Cependant, l’arbitre unique exigera pour chaque cas l’exercice d’une autorité effective sur le territoire (voir infra).
2.1 Les modes d’acquisition de la souveraineté sur les territoires sans maîtres (terrae nullius)
- Il s’agissait ici de nier la possibilité que les populations africaines habitant tel ou tel territoire puissent se gouverner, élément dit nécessaire à la constitution d’un Etat. N’étant pas des Etats, les territoires n’étaient pas souverains et étaient donc sans maître et susceptibles d’appropriation ou de domination[1] même si on concéda parfois, de plus ou moins bonne foi, l’existence d’une organisation puis, plus tard, que les africains pouvaient être civilisés par les Occidentaux.
[1] J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, p. 137 : “But in the early times of international law, when the appropriation of a newly discovered region was referred to the principles which were held to govern the so-called natural modes of acquisition, the occupation by uncivilised tribes of a tract, of which according to our habits a small part ought to have sufficed for them, was not felt to interpose a serious obstacle to the right of the first civilised occupant. The region was scarcely distinguished from a res nullius”.
2.1.1 La qualification des territoires africains comme terrae nullius
2.1.2 La découverte
2.1.3 La conquête et l’occupation
Alors que ces techniques d’établissement d’un titre territorial ne valaient plus entre Etats établis[1], elles valaient pour les territoires africains qui n’appartenaient à personne[2].
[1] Voir Statut juridique du Groenland oriental, 5 avril 1933, Rec. C.P.J.I., Série A/B, n° 53, p. 22, 68 : « La Cour estime que, par les divers engagements auxquels la séparation de la Norvège et du Danemark avait donné lieu et qui finalement ont pris corps dans l’article 9 de la Convention du 1er septembre 1819, la Norvège a reconnu la souveraineté danoise sur l’ensemble du Groenland et ne peut dès lors procéder à l’occupation d’une partie de ce territoire » ; Statut juridique du Groenland oriental, 5 avril 1933, Rec. C.P.J.I., Série A/B, n° 53, p. 22, 73 : « Il s’ensuit qu’à raison de l’engagement impliqué dans la déclaration Ihlen du 22 juillet 1919, la Norvège se trouve dans l’obligation de ne pas contester la souveraineté danoise sur l’ensemble du Groenland et, a fortori, de s’abstenir d’occuper une partie du Groenland ».
[2] F. Despagnet, « Les occupations de territoires et le procédé de l’hinterland », RGDIP, I, 1894, pp. 103-126, 116 : « la notion juridique fondamentale d’après laquelle l’occupation n’est possible que sur un territoire res nullius au point de vue de l’exercice de la souveraineté ».
2.1.4 Le mécanisme de l’Hinterland
Il s’agissait sinon du mécanisme de l’Hinterland[1] et de savantes règles servant à organiser ce mode d’acquisition particulièrement économe puisqu’il avait pour objet de contourner l’exigence d’occupation ou d’établissement d’un protectorat[2].
[1] Contra M. Paisant, « Les droits de la France au Niger », RGDIP, 1898, pp. 5-35, 28: « Y a-t-il, tout d’abord, une « doctrine du Hinterland », en vertu de laquelle chaque puissance installée sur la côte aurait droit à l’arrière-pays ? Nous ne le pensons pas. Le Hinterland n’a d’autre valeur que celle d’une présomption de souveraineté, d’un terrain plus spécialement réservé à la puissance côtière, mais à la condition que cette souveraineté s’y exerce, que cette puissance en prenne possession. Si plusieurs nations s’installent en même temps sur une côte et tracent vers l’intérieur un commencement de frontière, on peut admettre que le prolongement idéal de cette frontière marque les bornes de l’action future de chacune d’elles dans l’arrière-pays. Mais c’est une présomption que les faits peuvent démentir, chaque puissance conservant le droit d’agir à sa guise au-delà de la frontière commune ».
[2] Voir F. Despagnet, « Les occupations de territoires et le procédé de l’hinterland », RGDIP 1894, pp. 103-126, notamment p. 109 : « pour mettre fin aux discussions relatives à la priorité d’occupation des pays res nullius ou de l’établissement du protectorat sur les souverainetés barbares, on emploie aujourd’hui le procédé dit de l’hinterland, expression allemande qui signifie littéralement le pays d’arrière. L’essence de ce procédé qui en justifie l’appellation consiste à fixer, par un accord international, une ligne topographique en deçà de laquelle chaque pays a le droit d’occupation ou d’établissement de protectorat à l’exclusion de l’autre État contractant ; c’est son hinterland ou territoire en arrière de la ligne conventionnelle. En retour, chaque pays contractant s’oblige à ne faire aucune tentative d’acquisition de territoire ou de protectorat et à ne pas entraver l’influence de l’autre État au-delà de la ligne fixée. Dans la pratique, l’hinterland est le prolongement vers l’intérieur du territoire d’abord occupé sur les côtes, jusqu’à la limite des possessions de l’autre État contractant ou de l’hinterland qui lui a été reconnu dans le traité » ; p. 111 : « Le système de l’hinterland la [l’Allemagne] servit admirablement dans cette conjoncture : rien de plus heureux pour elle que de faire revivre le procédé de l’occupation fictive en se faisant attribuer par droit de préférence de vastes territoires dont elle ne détenait encore que quelques points sur le littoral, et en se réservant ainsi le champ libre pour des extensions futures, au cas où ses premiers essais lui sembleraient de nature à devoir être continués ».
2.2 Les modes d’acquisition de la souveraineté sur les territoires avec maîtres
Parfois, les Etats européens estimèrent que le territoire était occupé par un maître. Il fallait donc d’autres règles pour établir leur souveraineté. On décida que certains traités et même certains contrats ou traités pouvaient accorder à ces Etats la souveraineté sur ces territoires.
2.2.1 Les traités
- Des milliers de traités ont été conclus entre les représentants des puissances coloniales et des « chefs » africains vaincus[1].
- Les traités entre Etats colonisateurs pouvaient également créer et transférer des titres territoriaux. Toutefois, le titre pouvait disparaître du fait d’un traité ultérieur contraire ou de l’acquiescement d’une partie à la possession effective par l’autre d’un territoire sur lequel le traité ne lui donnait aucun droit[2].
[1] Cf. CIJ, Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria (Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale (intervenant)), arrêt, CIJ Rec. 2002, p. 303, § 203 : « La Cour observera tout d’abord que, a l’époque de la Conférence de Berlin, les Puissances européennes signèrent de nombreux traités avec des chefs locaux. La Grande-Bretagne en conclut quelque trois cent cinquante avec les chefs locaux du delta du Niger ».
[2] CPA, Sentence arbitrale rendue l 4 avril 1928 par M. Max Huber, entre les Etats-Unis et les Pays-Bas dans le litige relatif à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), RGDIP, t. XLII, 1935, p. 156, at 199-200 : « Le titre de la reconnaissance par traité ne joue pas, parce que, même si l’on devait considérer les Etats de Sangi, avec la dépendance de Miangas, comme « tenus et possédés » par l’Espagne en 1648, les droits qui dérivaient pour l’Espagne du traité de Munster auraient été remplacés par ceux acquis en vertu du traité d’Utrecht. Au surplus s’il existe une preuve d’un état de possession relatif à l’île de Palmas (ou Miangas) en 1714, une telle preuve est exclusivement en faveur des Pays-Bas. Mais même si l’on ne tenait pas compte du traité d’Utrecht, l’acquiescement de l’Espagne à l’état de choses établi après 1677 la priverait, elle et ses successeurs, de la possibilité de continuer à invoquer des droits conventionnels à l’heure actuelle ».
2.2.1.1 Les traités entre puissances coloniales
2.2.1.1.1 La création d’Etats ex nihilo – Le cas de l’Etat indépendant du Congo
- Ce phénomène dont la meilleure illustration est l’avènement de l’Etat indépendant du Congo[1], n’était pas nouveau et fut inauguré dans l’espace européen lui-même comme avec la création de la Belgique.
[1] Voir notamment Jesse S. Reeves, “The Origin of the Congo Free State, considered from the Standpoint of International Law, AJIL, Vol. 3, 1909, pp. 99-118.
2.2.1.1.1.1 Le phénomène
2.2.1.1.1.2 Ses effets sur la condition des Etats créés
2.2.1.1.2 Les traités de délimitation et de reconnaissance
2.2.1.1.3 Les cessions et successions
- La conclusion d’un traité de cession était également considérée comme un mode valide d’établissement d’un titre de souveraineté. Cela fut reconnu tant par l’arbitre unique dans l’affaire de l’île de Palmas[1] que par la CPJI dans l’affaire du Groënland oriental[2] et la CIJ, 25 février 2019, Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, Avis consultatif, § 27 : « Bien que Maurice fût occupée par les Néerlandais de 1638 à 1710, la première administration coloniale de Maurice fut mise en place en 1715 par la France, qui lui donna le nom d’Ile de France. En 1810, les Britanniques s’en emparèrent et la rebaptisèrent Maurice. Par le traité de Paris de 1814, la France céda Maurice et l’ensemble de ses dépendances au Royaume-Uni ».
- Où le cas du Congo est encore exceptionnel puisqu’il fit l’objet d’un traité de cession entre le gouvernement belge et son Roi en tant que Roi de l’Etat indépendant du Congo auquel la Belgique était liée par une union personnelle[3].
- De leur côté, les cessions entre Etats vassaux d’un même Etat colonisateur étaient considérées comme relevant des affaires intérieures de celui-ci[4].
[1] CPA, Sentence arbitrale rendue l 4 avril 1928 par M. Max Huber, entre les Etats-Unis et les Pays-Bas dans le litige relatif à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), RGDIP, t. XLII, 1935, p. 156, 168 ss., notamment p. 176 : « Comme il n’est pas prouvé que l’Espagne était en possession de l’île de Palmas (ou Miangas) au commencement de 1648 ou en juin 1714, il n’y a pas de preuve que l’Espagne ait acquis par le traité de Munster ou par le traité d’Utrecht un titre à la souveraineté sur l’île qui, en conformité des dots traités et aussi longtemps que ceux-ci sont restés valables, aurait pu être modifié par les seuls Pays-Bas d’accord avec l’Espagne » ; p. 197 : « La prétention des Etats-Unis à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas) est dérivée de l’Espagne par voie de cession d’après le traité de Paris. Le traité en question, bien qu’il comprenne l’île litigieuse dans les limites de la cession, et malgré l’absence de toute réserve ou protestation de la part des Pays-Bas relativement à ces limites, n’a créé en faveur des Etats-Unis aucun titre de souveraineté dont l’Espagne ne fût déjà investie. Le point essentiel est donc de décider sur l’Espagne avait la souveraineté sur Palmas (ou Miangas) au moment de l’entrée en vigueur du traité de Paris » ; p. 200 : « Pour les raisons données ci-dessus, aucune présomption en faveur de la souveraineté espagnole ne peut être basée en droit international sur les titres invoqués par les Etats-Unis en tant que successeurs de l’Espagne » ; p. 201 : « En supposant que, au moment de l’entrée en vigueur du traité de Paris, l’île de Palmas (ou Miangas) ne faisait partie du territoire d’aucun Etat, l’Espagne n’aurait pu céder que les seuls droits qu’elle avait pu tirer de la découverte ou de la contiguïté ».
[2] Statut juridique du Groënland oriental, 5 avril 1933, Rec. C.P.J.I., Série A/B, n° 53, p. 22, 45-46 : « il est peut-être opportun d’indiquer qu’une prétention de souveraineté fondée, non pas sur quelque acte ou titre en particulier, tel qu’un traité de cession, mais simplement sur un exercice continu d’autorité, implique deux éléments [supra] » ; 51 : « Jusqu’à la date du Traité de Kiel, en 1814, le roi jouit, en sa qualité de roi de Norvège, des droits qu’il possédait sur le Groënland. C’est en tant que possession de la Norvège que le Groënland est mentionné à l’article 4 de ce traité par lequel le roi céda au roi de Suède « le royaume de Norvège … la Groënlande … non comprise… ». Le résultat du traité fut que ce qui avait été une possession de la Norvège demeura au roi de Danemark et devint pour l’avenir une possession danoise. Sauf à cet égard, le traité de Kiel n’affecta et n’étendit pas les droits du roi sur le Groënland ».. La cour reconnut également les cessions par abandon volontaire entre Etats colonisateurs. En ce sens, Statut juridique du Groënland oriental, 5 avril 1933, Rec. C.P.J.I., Série A/B, n° 53, p. 22, 47 : « Quant à l’abandon volontaire, rien ne témoigne d’une renonciation précise de la part des rois de Norvège ou de Danemark ».
[3] P. Fauchille, « L’annexion du Congo à la Belgique et le droit international », RGDP 1895, pp. 400-439, 414 : Le 9 janvier 1895 [le gouvernement belge] signa avec le souverain du Congo une convention par laquelle celui-ci cédait à l’Etat belge toutes ses possessions africaines avec les droits et les obligations qui y étaient attachés, et, le 12 février suivant, il présenta au Parlement un projet de loi portant approbation de ce traité de cession ».
[4] CPA, Sentence arbitrale rendue l 4 avril 1928 par M. Max Huber, entre les Etats-Unis et les Pays-Bas dans le litige relatif à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), RGDIP, t. XLII, 1935, p. 156, 183 et ss., notamment p. 193 : « Du point de vue du droit international, le transfert d’un territoire par un Etat vassal à un autre doit être considéré comme une affaire purement interne des Pays-Bas, car leur suzeraineté sur Tabukan et Taruna remonte à une époque bien antérieure à ce transfert ».
2.2.1.2 La question des traités conclus par les Etats souverains et les chefs locaux
- Alors qu’ils considéraient les peuples africains comme non susceptibles de se gouverner, les Etats colonisateurs et la doctrine de l’époque ont toutefois reconnu comme mode valide d’établissement de la souveraineté sur ces territoires le recours à des « traités » avec les « chefs » des populations indigènes qu’ils reconnaissaient ainsi dignes d’une certaine capacité juridique internationale même si celle-ci ne suffisait pas à en faire des Etats[1].
[1] J. Westlake, Chapters on the Principles of International Law, London, C. J. Clay & Sons, Cambridge University Press and Stevens and Sons, Limited, 1894, Chapter IX. Territorial Sovereignty, especially with relation to uncivilised regions, p. 143: “Let us suppose that the officers or private subjects of a European State, or of one of European origin, advance into a region where they find no native government capable of controlling white men or under which white civilisation can exist, and where also no state has yet acquired the sovereignty under the rules which are internationally recognised between white men. We find that one of their first proceedings is to conclude treaties with such chiefs or other authorities as they can discover: and very properly, for no men are so savage as to be incapable of coming to some understanding with other men, and wherever contact has been established between men, some understanding, however incomplete it may be, is a better basis for their mutual relations than force”; p. 149: “We have here a clear apprehension of the principle that an uncivilised tribe can grant by treaty such rights as it understands and exercises, but nothing more”; P. Fauchille, « L’annexion du Congo à la Belgique et le droit international », RGDP 1895, pp. 400-439, 404 : « De 1879 à 1884, plus de mille traités furent négociés avec les chefs indigènes, assurant au Comité [d’études du Haut-Congo fondé par des capitalistes des principaux pays] la possession souveraine (sic.) de vastes régions ». Voir R. Charvin, « Le droit international tel qu’il a été enseigné (1850-1950) », op. cit., p. 147 : « La mise en cause des traités inégaux est elle-même refusée : « le procédé de la plus grande force, insiste G. Scelle dans la logique de son raisonnement, apparaîtra comme une nécessité sociale. A défaut de dégagement d’une majorité parlementaire, la force des armes apparaîtra comme une procédure pour trancher le débat entre deux partis opposés. Le plus faible joue le rôle de la minorité et s’incline. Sans doute, la « procédure » du vote est-elle bien préférable, mais il faut aussi dans un milieu inorganique (comme la société internationale), trouver une issue de dégagement de la règle de droit contestée ». Il n’est donc pas question de ne pas valider les traités imposés par la violence. H. Wheaton écrivait déjà en 1874 : « la conservation de la société veut que les engagements consentis par une nation sous l’empire de la force … soient tenus pour obligatoires ». […]. Bien évidemment, les peuples n’existent pas dans la société internationale et n’ont pas à exister, sauf en cas de plébiscite dans une nation civilisée. S’il s’agit, comme écrit Le Fur d’une « colonie peuplée d’Indigènes », la question de la manifestation de l’opinion du peuple concerné par une cession de territoire ne se pose pas ».
- Cette technique a été reconnue comme valide par la CIJ si le territoire n’était pas terra nullius et ce, sans mention d’un quelconque doute sur sa légitimité dans l’affaire du Sahara occidental :
« Quelles qu’aient pu être les divergences d’opinions entre les juristes, il ressort de la pratique étatique de la période considérée que les territoires habités par les tribus ou des peuples ayant une organisation sociale et politique n’étaient pas considérés comme terra nullius. On estimait plutôt en général que la souveraineté à leur égard ne pouvait s’acquérir unilatéralement par l’occupation de la terra nullius en tant que titre originaire, mais au moyen d’accords conclus avec les chefs locaux » et de préciser : « il est vrai que le terme occupation était parfois employé dans un sens non technique, comme désignant simplement l’acquisition de la souveraineté ; cela ne signifiait cependant pas que l’acquisition de la souveraineté par accord conclu avec les autorités du pays était considérée comme l’occupation d’une terra nullius au sens propre de ces termes. Au contraire, on voyait dans ces accords avec les chefs locaux, interprétés ou non comme opérant une cession effective du territoire, un mode d’acquisition dérivé et non pas des titres originaires acquis par l’occupation d’une terra nullius »[1].
[1] Sahara occidental, avis consultatif du 16 octobre 1975, C.I.J. Rec. 1975, p. 12, 39.
Et si elle se défendit plus loin de cautionner cette pratique, c’est bien ce qu’elle fit[1].
[1] Sahara occidental, avis consultatif du 16 octobre 1975, C.I.J. Rec. 1975, p. 12, 38-39 : « Des vues divergentes ont été exprimées devant la Cour au sujet de la nature et de la valeur juridique des accords conclus entre un État et des chefs locaux. Mais la Cour n’est pas invitée, par la question I, à se prononcer sur le caractère juridique ou la légalité des titres auxquels l’Espagne doit d’être devenue puissance administrante au Sahara occidental. Elle est simplement priée de dire si, au moment de la colonisation par l’Espagne, le Sahara occidental (Rio de Oro et Sakiet El Hamra) était « un territoire sans maître (terra nullius) ». La Cour est parvenue à la conviction que, pour les motifs exposés ci-dessus [comprenant notamment, outre les paragraphes généraux précédents, le fait que l’Espagne prétendait administrer le territoire non pas sur le fondement de cette doctrine mais en vertu d’accords avec les chefs locaux…], elle doit répondre à cette question par la négative ».
- De même, sans motivation sérieuse mais plutôt de manière tautologique, dans l’affaire Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria :
« La Cour observera tout d’abord que, à l’époque de la Conférence de Berlin, les Puissances européennes signèrent de nombreux traités avec des chefs locaux du delta du Niger. Parmi ceux-ci figuraient des traités conclus en juillet 1884 avec les rois et chefs d’Opobo et en septembre de la même année, avec les rois et chefs du Vieux-Calabar. Que ceux-ci aient été considérés comme des personnalités ressort clairement du fait que ces traités furent conclus par le consul, représentant expressément la reine Victoria, et que les Britanniques s’engagèrent à ce que soient étendues à ces rois et chefs les « bonnes grâces et [la] bienveillante protection » de Sa Majesté la reine de Grande Bretagne et d’Irlande »[1].
[1] Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 303, § 203.
- Ces traités, non réciproques mais instruments de domination[1], n’avaient pas tant pour objet de lier les Etats européens aux « chefs locaux » que de constituer un titre de souveraineté à opposer aux autres Européens[2].
[1] J. Fisch, “Power or Weakness? On the Causes of the Worldwide Expansion of European International Law”, Journal of the History of International Law, Vol. 6, 2004, pp. 21-26, 23: “the treaties were not reciprocal instruments with rights and duties for both sides, but one-sided instruments of surrender, which as a fiction”.
[2] En ce sens, entre autres, F. Despagnet, « Les occupations de territoires et le procédé de l’hinterland », RGDIP, I, 1894, pp. 103-126, 118 : « dans la convention d’hinterland elle-même, les contractants règlent parfois leur sphère d’influence en tenant compte des traités que chacun d’eux a déjà passés avec les indigènes, et qui sont ainsi considérés comme établissant de véritables droits acquis (V. convention franco-anglaise du 10 août 1889, art. 3 § 1) ». Voir aussi D.C. Dakas, “The Role of International Law in the Colonization of Africa: A Review in Light of Recent Calls for Re-Colonization”, op. cit., p. 95 : its is questionable whether the British, in spite of the explicit reference to sovereignty in the treaty, actually recognized the sovereignty of the African States. To the extent that they did, it was merely a self-serving strategy to ward off rival European claimants. If they actually did, one would have expected them to accord the African States a treatment commensurate with this recognition in the process of treaty-making and other relations. / In effect such treaties had less to do with legal relations between the European powers and the African States than among the European Powers themselves. Put another way, the European Powers, spurred by their imperial ambitions, were constrained to accord the African States some semblance of sovereignty, so that – as amongst themselves – they could anchor their titles to territories in Africa on the so-called treaties of cession with African States. This is undoubtedly a manifest exhibition of the contradictions and fraudulent character of the colonial project”.
- En réalité, tous ces traités n’étaient pas considérés comme valides[1], cela dépendant dans la jurisprudence internationale de la capacité du signataire africain[2].
[1] Voir ainsi Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria ; Guinée équatoriale (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2002, p. 303, § 207 : « De l’avis de la Cour, de nombreux éléments amènent à considérer que le traité de 1884 conclu avec les rois et chefs du Vieux-Calabar n’était pas un traité de protectorat international. Il s’agissait d’un traité parmi une multitude d’autres conclus dans une région où les chefs locaux n’étaient pas assimilés à des Etats. De fait, et mis à part les déclarations parallèles par lesquelles plusieurs chefs de moindre importance acceptèrent d’être liés par le traité de 1884, on ne dispose pas même de preuves convaincantes de l’existence d’un pouvoir fédéral central. Il semble plutôt que le Vieux-Calabar ait été constitué d’agglomérations dirigées par des chefs qui se considéraient comme des vassaux de rois et chefs plus importants. En outre, la Grande-Bretagne estima d’emblée qu’il lui incombait d’administrer les territoires couverts par le traité de 1884 et non pas seulement de les protéger. […]. Qu’une délégation des rois et chefs du Vieux-Calabar se soit rendue à Londres en 1913 pour y discuter de questions relatives au régime foncier ne saurait être considéré comme impliquant une personnalité internationale. Cela ne fait que confirmer l’exercice par la Grande-Bretagne d’une administration indirecte sur ces territoires. / Le Nigéria a lui-même été dans l’incapacité de faire état d’un rôle quelconque joué, après la conclusion du traité de 1884, par les rois et chefs du Vieux-Calabar dans des domaines pertinents aux fins de la présente instance. Répondant à une question d’un membre de la Cour, le Nigéria a indiqué qu’il était « impossible de savoir précisément ce qu’il [était] advenu de la personnalité juridique internationale de rois et chefs du Vieux-Calabar après 1885. / La Cour relève que l’une des caractéristiques d’un protectorat international réside dans des rencontres et discussions régulières entre la puissance protectrice et les dirigeants locaux du protectorat ».
[2] « La convention signée à Paris le 9-23 juillet 1897 a réglé ces difficultés. Elle a déterminé la frontière Est du Togo, au-delà du 9e parallèle, sa frontière Nord et sa frontière Nord-Ouest ; Sansanné-Mango reste à l’Allemagne parce que les Commissaires ont reconnu que les Allemands y avaient conclu les premiers un traité en bonne et due forme, pouvant être valablement considéré comme tel ; le Gourma, au contraire, est attribué à la France parce que le traité allemand, bien qu’antérieur au nôtre, avait été conclu avec un chefs secondaire et non avec le véritable Souverain de ce pays », M. Paisant, « Les droits de la France au Niger », RGDIP, 1898, pp. 5-35, 31. Voir également les analyses personnelles de l’auteur à propos d’autres traités, pp. 25-26.
- En outre, ces accords étaient loin d’être éclairés[1] et ne remplissaient vraisemblablement pas les conditions de validité requises, du moins si celles-ci exigeaient déjà l’interdiction de la menace de la force, le dol et requérait la libre volonté. De même n’étaient-ils pas toujours conclus avec les vrais chefs. En réalité se posait le double problème de la représentativité et de la volonté des chefs africains et de la qualité des Européens qui ont signé, parfois simples commerçants, explorateurs ou n’importe quel agent de l’Etat.
[1] F. Despagnet, « Les occupations de territoires et le procédé de l’hinterland », RGDIP, I, 1894, pp. 103-126, 115 : « il est généralement aisé d’obtenir des chefs indigènes, plus ou moins autorisés et comprenant fort peu la portée de l’acte qu’il passent, l’acceptation d’un protectorat que l’on achète souvent avec quelques présents ou quelques faveurs », parlant juste après des « traités de protectorat plus ou moins sérieux » ; p. 117 : « Il n’est pas douteux, l’expérience le montre amplement, que la plupart des traités conclus avec les souverainetés barbares n’ont qu’une fort médiocre valeur en tant que conventions du droit des gens. Obtenus souvent de prétendus souverains dont la qualité est plus que problématique, comme le légendaire Empereur du Monomotapa qui aurait passé une convention avec les Portugais au XVIIe siècle, concédées fréquemment par des chefs indigènes qui ne comprennent pas la portée de ce qu’ils accordent ou subissent l’influence soit de la force, soit de l’ivresse provoquée par l’eau-de vie de traite qui, pour la circonstance est de l’eau-de-vie de traité, la plupart de ces pactes pourraient inspirer la plus légitime méfiance au point de vue de leur efficacité juridique », parlant plus bas « d’affirmer son intention d’y asseoir sa souveraineté, en passant des traités d’une portée quelconque avec des monarques peut-être fictifs et incapables de céder une autorité qu’ils n’ont pas ». Cependant, pour l’auteur mieux vaut accepter que ces traités donnent un titre que risquer un affrontement entre les pays européens qui devraient assurer une occupation effective… Ainsi, p. 123, « notre explorateur n’en a pas moins marché et les actes passés par lui avec les indigènes nous donnent, comme nous l’avons établi plus haut, une priorité d’occupation sur des territoires auxquels un règlement d’hinterland entre deux puissances ne peut enlever le caractère de res nullius par rapport à un tiers occupant ».
- Certains auteurs de l’époque considéraient toutefois que ces traités ne suffisaient pas à l’acquisition de la souveraineté, mais devaient être accompagnés d’une occupation effective[1].
[1] Voir en ce sens M. Paisant, « Les droits de la France au Niger », RGDIP, 1898, pp. 5-35, 29 citant Salomon, op. cit.
2.2.2 Les contrats avec les compagnies à Charte
- Il ressort de la sentence rendue dans l’affaire Ile de Palmas (ou Miangas), s’appuyant notamment sur le traité de Munster de 1648, que les contrats que ces compagnies concluaient avec les indigènes étaient reconnus comme manifestations, sinon d’une souveraineté, d’une suzeraineté de l’Etat duquel elles relevaient[1], leurs actes devant être assimilés à ceux de leur Etat[2]. Certes, écrit l’arbitre unique, les contrats conclus entre un Etat ou une Compagnie avec les princes indigènes ou chefs de tribus non membres de la Communauté des nations n’étaient pas, au sens du droit international, des traités ou conventions susceptibles de créer des droits et des obligations de l’ordre de ceux qui, en droit international, découlent de traités. Cependant, continua-t-il, de tels contrats ne sont pas sans effets indirects sur des situations régies par le droit international ; faute de constituer des titres au sens du droit international, ils constituaient des faits dont celui-ci devait parfois tenir compte. Or, à lire la sentence, ces effets étaient loin d’être anodins et on a du mal à voir en quoi ils ne constituaient pas des titres coloniaux[3]. En réalité, il se serait agi d’un début de titre ou titre imparfait, lequel n’était établi qu’avec l’exercice effectif de l’autorité selon le schéma dégagé ailleurs par l’arbitre au sujet de la découverte[4].
[1] CPA, Sentence arbitrale rendue l 4 avril 1928 par M. Max Huber, entre les Etats-Unis et les Pays-Bas dans le litige relatif à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), RGDIP, t. XLII, 1935, p. 156, 183 et ss., notamment p. 185 : « Le fait que ces contrats ont été renouvelés de temps à autre et qu’ils paraissent indiquer une extension de l’influence du suzerain, semble démontrer que le régime de la suzeraineté à été effectif. D’ailleurs la souveraineté des Pays-Bas sur les îles Sangi et Talauer n’est pas contestée. Il y a là une manifestation de souveraineté territoriale qui est normale pour une telle région » ; p. 197 : « b) ces Etats indigènes ont été progressivement rattachés depuis 1677 à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et par là aux Pays-Bas, par des contrats de suzeraineté, qui conféraient au suzerain des pouvoirs tels qu’il était en droit de considérer l’Etat vassal comme une partie de son territoire ».
[2] CPA, Sentence arbitrale rendue l 4 avril 1928 par M. Max Huber, entre les Etats-Unis et les Pays-Bas dans le litige relatif à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), RGDIP, t. XLII, 1935, p. 156, 183 et ss., notamment p. 186 : « Les actes accomplis par la Compagnie des Indes orientales (« Generale Geoctroyeerde Nerderlandsch Ost-Indische Compagnie »), en vue d’occuper ou de coloniser les régions en litige dans la présente affaire, doivent être entièrement assimilés en droit international aux actes de l’Etat néerlandais lui-même. Depuis la fin du XVIe siècle jusqu’au XIXe siècle, des Compagnies formées par des particuliers et engagées dans des entreprises économiques (Compagnies à Chartes) ont été investies, par les Etats auxquels elles rassortissaient, d’attributions de puissance publique pour l’acquisition et l’administration de colonies. La Compagnie hollandaise des Indes orientales est l’une des plus connues. L’article 5 du traité de Münster et par conséquent le traité d’Utrecht montrent clairement que les Compagnies des Indes orientales et occidentales avaient qualité pour créer des situations reconnues par le droit international ; car la paix entre l’Espagne et les Pays-Bas s’étend à ‘tous. Potentats, nations et peuples » avec qui lesdites Compagnies, agissant au nom de l’Etat hollandais, « entre les limites de leurs dits Octroys sont en Amitié et Alliance ». Aux termes de l’art. 35 de la Charte de 1602, la conclusion de conventions, même de nature politique, était dans les pouvoirs de la Compagnie. C’est une question d’espèce, à trancher dans chaque cas, que de savoir si un contrat conclu par la Compagnie rentre dans la catégorie des pures transactions économiques ou s’il est de nature politique, publique et administrative » ; p. 188 : « Ce système de contrats entre les Puissances coloniales et les princes et chefs indigènes est même expressément approuvé par l’art. 5 du traité de Munster cité plus haut ; car parmi les « Potentats, Nations et Peuples » avec qui l’Etat hollandais ou les Compagnies hollandaises ont pu conclure des traités d’alliance et d’amitié dans les Indes orientales et occidentales, figurent nécessairement les princes et chefs indigènes ».
[3] CPA, Sentence arbitrale rendue l 4 avril 1928 par M. Max Huber, entre les Etats-Unis et les Pays-Bas dans le litige relatif à la souveraineté sur l’île de Palmas (ou Miangas), RGDIP, t. XLII, 1935, p. 156, 187 : « Depuis l’époque des découvertes jusqu’à une date récente, le territoire colonial a été très souvent acquis, en particulier dans les Indes orientales, au moyen de contrats passés avec les autorités indigènes, lesquels contrats laissent l’organisation existante plus ou moins intacte en ce qui concerne la population indigène, tandis qu’ils accordent à la Puissance colonisatrice, outre des avantages économiques tels que des monopoles de navigation et des privilèges commerciaux, la direction exclusive des relations avec les autres Puissances et le droit d’exercer la puissance publique à l’égard de leurs propres nationaux et des étrangers. Les rapports juridiques créés par des contrats de cette nature affectent généralement la forme de la vassalité ou du protectorat dit colonial ».
[4] Ibidem, p. 187 : « Au fond, il n’y a pas là d’accords entre égaux ; c’est plutôt une forme d’organisation intérieure d’un territoire colonial, sur la base de l’autonomie des indigènes. Afin de régulariser la situation à l’égard des autres Etats, cette organisation doit être complétée par l’établissement des autorités nécessaires pour assurer l’accomplissement des obligations imposées par le droit international à tous les Etats relativement à leur propre territoire. Et c’est la suzeraineté exercée sur l’Etat indigène qui devient la base de la souveraineté territoriale à l’égard des autres membres de la communauté des nations. C’est la totalité des fonctions ainsi dévolues soit aux autorités indigènes, soit à celles de la Puissance coloniale, qui tranche la question de savoir si à une période quelconque les conditions exigées pour l’existence de la souveraineté sont remplies. C’est une question à résoudre dans chaque cas que celle de savoir si un tel régime doit être considéré comme effectif ou s’il est essentiellement fictif, soit pour l’intégralité, soit pour une partie du territoire. Reste toujours réservée la question de savoir si l’établissement d’un tel système n’est pas empêché par les droits préexistants d’autres Etats ».
2.3 L’exercice d’une autorité effective comme fondement commun décisif
3 Les techniques juridiques de domination
Il a existé différents types de techniques correspondant à des systèmes de contrôle, plus ou moins différents, qui devaient concilier un désir de domination territoriale et le développement de la liberté du commerce. Le terme même de colonie était polysémique (Voir Fauchille P., « L’annexion du Congo à la Belgique et le droit international », RGDP 1895, pp. 400-439, 426).
3.1 L’extension du territoire européen ou la colonisation proprement dite
Dans ce cas, le territoire et les populations sont des biens de l’Etat européen ou des « annexes » à celui-ci. Le pays fait partie de cet Etat et relève de son droit interne. Il n’y a plus d’élément d’extranéité entre ce pays et la métropole (P. Fauchille, « L’annexion du Congo à la Belgique et le droit international », RGDP 1895, pp. 400-439, 425 : Qu’est-ce […] qu’une colonie, sinon une extension du territoire de la métropole ? »).
3.2 Les autres techniques de domination
3.2.1 Les régimes internationaux
3.2.1.1 La consécration du libre commerce
3.2.1.2 Le statut des fleuves et détroits « internationaux »
3.2.2 Le régime des capitulations et la dualité juridictionnelle
3.2.3 La vassalité
3.2.4 Les protectorats
3.2.5 La technique des zones ou sphères d’influence
Cette technique résultait d’accords entre les Etats européens par lesquels ceux-ci s’engageaient à s’abstenir d’interférer dans les activités de l’autre sur un territoire donné et de prétendre à des droits territoriaux sur celui-ci.