Les droits « originellement » africains

Pour citer : J. Matringe, « Les droits “originellement” africains », in Droits africains et pluralisme juridique en Afrique. 2 : La formation du pluralisme juridique en Afrique, https://droitsafricainsonline.com/themes/droits-africains-et-pluralisme-juridique-en-afrique/2-la-formation-du-pluralisme-juridique-en-afrique-2/2-1-les-droits-originellement-africains/, à jour au 27/12/2022

  1. On s’accorde aujourd’hui pour dire que les théories d’une Afrique précoloniale sans histoire et sans droit sont fausses[1] et qu’il a bien existé des droits en Afrique avant l’arrivée de droits exogènes, même si on sait peu de choses sur ces droits[2]. Pourquoi ces théories ? Il y a eu et il demeure une part consciente : nier aux Africains l’habileté juridique et justifier ainsi leur « civilisation », y compris par la colonisation ou aujourd’hui par des discours interventionnistes fondés sur la protection de la démocratie, de l’état de droit et des droits de la personne humaine. Il y a et il demeure également une part inconsciente[3] : un racisme banal, des préjugés immémoriaux (voir le mythe de Cham) ainsi que l’impossibilité pour beaucoup de juristes de reconnaître du droit dans des phénomènes très différents des nôtres.

[1] Voir notamment John W. Van Doren, “Death African Style: The Case of S.M. Otieno”, The American Journal of Comparative Law, Vol. 36, 1988, pp. 329-350, 336: “Some African societies had centralized authority, comparable to states, while others lacked that character (#White, “African Customary Law: The Problem of Concept and Definition”, Journal of African Law, Vol. 9, 1965, p. 87.). Social control in the latter case was attained by the existence of self-help, the perception of religious and supernatural sanctions, and reconciliation procedures (ibidem, p. 86.). There is little reason to reject the idea that law existed (exists) in these societies on some Austinian or Hartian idea of law, so long as there were legitimate and approved mechanisms to attain social stability (ibid.)”.

[2] J. Guyer, « La tradition de l’invention en Afrique équatoriale », Politique africaine, nº 79, octobre 2000, p. 101-139, 103 : « aujourd’hui, nous ne sommes pas assez conscients de nos lacunes sur les fondements du savoir dans l’Afrique d’avant la conquête ».

[3] Voir en ce sens, F.-X. Fauvelle, Penser l’histoire de l’Afrique, CNRS Editions / De Vive Voix, coll. Les Grandes Voix de la Recherche, 2022, 94 p., passsim.

  1. Les droits originellement africains seraient « les droits des sociétés peuplant l’Afrique avant que ne se manifestent sur le continent des influences étrangères importantes et durables »[1]. Ils auraient concerné principalement ce qu’on appelle aujourd’hui le statut des personnes, de la famille ou du foncier[2], mais également l’organisation du pouvoir.

[1] J. Vanderlinden, Les systèmes juridiques africains, Paris, PUF, Collection Que sais-je ?, 1983, p. 7

[2] John W. Van Doren, “Death African Style: The Case of S.M. Otieno”, The American Journal of Comparative Law, Vol. 36, 1988, pp. 329-350, 334: “Customary law in Kenya traditionally was a pervasive force regulating Kenyan social life. It includes law relating to land held under customary tenure, marriage, divorce, maintenance or dowry, seduction or pregnancy of an unmarried woman or girl, enticement or adultery with a married woman, status matters relating to women, widows and children, including guardianship, custody, adoption and legitimacy. Also included in the customary regime is succession and administration of estates unless there is a will made under a written law (See Cotran, “Integration of Courts and Application of Customary Law in Kenya”, East African Law Journal, Vol. 4, 1968, pp. 14 ss., at 17-20 (1967) citing Magistrates Court Act (Kenya). However, customary criminal law has been replaced by written law based on the Western imported model. See S. M. Otieno, Kenya’s Unique Burial Saga (ed. Sean Egan 1987), at 175). While there was some customary law of trade and tort, such law has apparently been superseded by the common law of contract and tort (See S. M. Otieno, Kenya’s Unique Burial Saga (ed. Sean Egan 1987), at 175). There, the opinion of the Court of Appeal in Otieno refers to the continued effectiveness of common law of contract, some common law tort law, The Sale of Goods Act, and the Bills of Exchange Act. But see Cotran, « Integration of Courts and Application of Customary Law in Kenya, » 4 E. African L. J. 14, 1967, 1967, indicating that customary law of tort and contract, though fragmentary, may be included as effective customary law.)”.

  1. Certes, ces droits étaient d’une immense diversité[3]. Toutefois, la doctrine dominante estime qu’il existe des traits communs à l’Afrique subsaharienne[4], l’Afrique du Nord ayant été beaucoup plus marquée par l’Islam dont la présence fut si importante qu’elle rend difficile la détermination de ce qui l’a précédé. Il s’agira de prendre du recul face à cette présentation. On soulignera d’abord la nécessité de prendre certaines précautions méthodologiques avant de prétendre déceler les droits originellement africains. On verra ensuite que des études récentes ont montré que cette vision dominante devait être nuancée.

[3] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., p. 6 : « L’Afrique subsaharienne et même certains peuples d’Afrique du Nord connaissent une multitude de droits traditionnels. Chaque peuple, parfois chaque tribu, a un droit traditionnel qui lui est propre ». Voir aussi J. Ki-Zerbo, Regards sur la société africaine, Dakar Fann, Panafrika, Silex / Nouvelles du Sud, 2010, 175 p.,, “1. La notion de spécificité dans l’Afrique d’hier et d’aujourd’hui”, p. 19 ; M. Ndulo, “African Customary Law, Customs, and Women’s Rights”, Ind. J. Global Legal Stud., Vol. 18, 2011, pp. 87-120, 88.

[4] En ce sens, entre autres, T.O. Elias, La nature du droit coutumier Africain, Paris / Dakar, Présence Africaine, 1961/1998, 325 p., 10 : « en réalité on constate simplement des variations autour de quelques thèmes généraux » ; p. 12 : « il existe des ressemblances frappantes, au moins en ce qui concerne leurs aspects essentiels, entre des ensembles de coutumes aussi différentes que celles des Younoubas, des Bantous, des Soudanais, des Ashantis, des Congolais » ; M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, 350 : « Au-delà de la reconnaissance de l’existence de droits originellement négro-africains, on s’accorde aujourd’hui à admettre que, malgré leur grande diversité, ces droits peuvent tous être rangés dans un seul et même système ou famille juridique » (voir également p. 358 et s.) ; J. Ki-Zerbo, Regards sur la société africaine, Dakar Fann, Panafrika, Silex / Nouvelles du Sud, 2010, 175 p., “1. La notion de spécificité dans l’Afrique d’hier et d’aujourd’hui”, pp. 19-20 : « Je me suis néanmoins convaincu de la parenté indéniable de ces cultures africaines dans le cadre d’une civilisation […]. L’Afrique est multiple, mais une ».

1. Précautions méthodologiques

1.1. L’absence (relative) d’écriture rend le travail d’identification difficile

1.2. Le caractère évolutif des traditions et coutumes

1.3. Le biais des généralisations

1.4. La question des codifications des coutumes africaines

1.5. Les instrumentalisations des références aux droits « originellement » africains

1.5.1. Par les Etats colonisateurs

1.5.2. Par les dirigeants africains

1.6. De l’impossibilité d’une connaissance des droits « originellement » africains

2. Présentation générale des droits « originellement » africains

2.1. Articulation du droit sur le groupe plutôt que sur l’individu

2.1.1. Présentation dominante

2.1.2. Nuances

2.2. La place du sacré

2.2.1. Présentation dominante

2.2.2. Nuances

3. Premiers pluralismes

Bibliographie indicative – droits « originellement » africains

1. Précautions méthodologiques

1.1. L’absence (relative) d’écriture rend le travail d’identification difficile

  1. D’une part, les sources documentaires disponibles sur les droits « originellement africains » peuvent tenir aussi bien, sans qu’on puisse facilement les distinguer, du discours juridique, du proverbe, du récit historique, du conte ou de la légende[1].

[1] J.C.A. Agbakoba & E.S. Nwauche, “African Conceptions of Justice, Responsibility and Punishment”, Cambrian Law Review, Vol. 37, 2006, pp. 73-83, 73.

  1. D’autre part, « L’absence d’écriture ne permet pas de déceler ce qui est purement africain, ce qui a été emprunté à d’autres cultures, ce qui est lu avec des yeux étrangers »[1]. En outre, le regard extérieur est toujours dans une certaine mesure – celle de l’inévitable ethnocentrisme dont on a parlé supra qui est aussi bien synchronique et diachronique – faussé par la culture et la position de l’observateur. Celui-ci aura tendance, sinon à rejeter, du moins à déformer l’objet d’étude pour le faire rentrer dans les catégories qu’il connaît (le droit est une technique formelle ; il est distinct de la religion et de la morale, etc.). Il y a, en effet, le risque, qui vaut tant pour l’observateur non africain que pour celui qui est africain, d’interpréter et de donner une signification à des choses anciennes sans traces avec nos outils et notre cadre conceptuels d’aujourd’hui ou d’hier. Ainsi, le corpus de l’histoire de l’Afrique précoloniale est largement celui recueilli par les colonisateurs, en sorte que bien des biais furent et restent possibles[2]. Ceux parmi ces derniers qui cherchaient vraiment à connaître les droits existant avant leur arrivée ne pouvaient pas tout savoir, comprendre et interpréter et ont nécessairement regardé avec leurs yeux d’Européens. Or, la vision dominante des droits « originellement » africains est très largement tributaire de ce qui avait été posé par l’anthropologie coloniale qui voyait dans la conception africaine du droit une primitivité essentielle et une différence irréductible avec le concept occidental droit, l’Africain ne sachant pas dire « je », mais seulement « nous » et ne se référant qu’au passé et au surnaturel[3].

[1] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., p. 2.

[2] H. Brunschwig, « Pour une histoire de l’Afrique Noire », Cahiers d’études africaines, vol. 2, n° 7, 1962, pp. 337-338, 338 : « Ces sources écrites, abondantes pour toute l’Afrique depuis le début du XIXè siècle, limitées auparavant à certaines époques et à certaines régions, ont un caractère spécifique qui commande l’attitude de l’historien : elles sont toutes d’origine étrangère, puisque les Noirs n’écrivaient pas. Elles reflètent donc la mentalité ou les préoccupations de leurs auteurs et l’on peut dire qu’elles sont, en quelque sort toujours « colonialistes ». Mais toute la décolonisation se trouve en germe dans le colonialisme et nos sources n’en sont pas moins valables. Seulement, qu’il s’agisse de textes grecs, arabes ou européens, le problème fondamental est de retrouver le véritable comportement des Noirs derrière l’image qu’en donnent les étrangers ; et pour cela la sociologie rend d’inestimables services. L’historien ne peut pas se passer de l’ethnographe, mais il résistera mieux que lui à la tentation de l’anachronisme qui incite tout ethnographe à projeter ses observations dans le passé. Sans doute des attitudes mentales et des réactions sentimentales restent-elles valables à travers les générations, mais pas toutes, ni toujours, ni partout. Au lieu de déplorer le manque de sources sur un passé lointain, explorons donc les fonds d’archives de la période précoloniale » ; « Pour confirmer nos documents d’origine étrangère, la tradition orale peut être parfois précieuse. Mais c’est alors à l’historien à proposer l’enquête. […]. C’est ainsi, – non en partant de traditions orales recueillies en vrac, mais en s’appuyant sur des documents écrits et datés dont il cherche confirmation dans la tradition, – que l’historien tirera le plus grand bénéfice des données de l’ethnographie ».

[3] Pour une analyse critique de l’anthropologie coloniale et de son utilisation par le pouvoir colonial, M. Manet, Les figurations du sujet « peuple » dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Examen contextualiste d’une subjectivité collective, Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2022, p. 59 et s.

  1. Il faut cependant faire attention à ne pas exagérer cette idée commune de droits et civilisations oraux et non écrits avant l’arrivée européenne, occultant l’arrivée antérieure de l’écriture et son grand développement avec l’Islam. De même faut-il se garder de l’image de règles peu techniques alors que certains pans de ce qu’on appellerait aujourd’hui le statut personnel des individus étaient très perfectionnés et subtils.

1.2. Le caractère évolutif des traditions et coutumes

  1. Contrairement à l’image courante qui en est faite, ces droits ont évolué, seuls ou au contact avec d’autres sociétés porteuses d’autres droits, de sorte que ce qu’on appelle aujourd’hui les droits traditionnels ou coutumes n’ont souvent que peu à voir avec ce qui pouvait exister avant l’arrivée des autres droits[1].

[1] « Contre les fondamentalistes de « la coutume » et de l’« autochtonie », l’on peut aller jusqu’à affirmer qu’au fond, ce que l’on appelle « la tradition » n’existe pas. Qu’il s’agisse de l’islam, du christianisme, des manières de s’habiller, de faire du commerce, de parler, voire des habitudes alimentaires – rien de tout cela ne survécut au rouleau compresseur du métissage et de la vernacularisation. C’était le cas bien avant la colonisation. Il y a, en effet, une modernité africaine pré-coloniale qui n’a pas encore fait l’objet d’une prise en compte dans la créativité contemporaine », A. Mbembe, « Afropolitanisme », Africultures. Les mondes en relation, 25 décembre 2005. [En ligne]. http://africultures.com/afropolitanisme-4248/?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=500 [consulté le 11 septembre 2021]. Voir également, sur les tensions internes aux sociétés africaines, M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, 349 : « la philosophie ou cosmologie africaine est de moins en moins originale. Avec l’éclatement de nombreuses structures socio-politiques traditionnelles, les variations sur la conception de la famille, l’amélioration du niveau d’instruction, l’accès de plus en plus ouvert à l’information, l’urbanisation sans cesse galopante, l’exode rural massif, l’accentuation des difficultés économiques, le développement de l’individualisme, la mondialisation, etc., les dirigeants africains doivent, au-delà des revendications de démocratie et de bonne gouvernance, affronter les voix modernistes (souvent citadines et/ou féministes) réclamant un toilettage pénétrant voire une refonte radicale du droit privé (de la famille notamment). Mais, dans le même temps, et n’en déplaise parfois aux législateurs avant-gardistes et aux positivistes, de larges secteurs de la vie africaine sont encore irrésistiblement dominés par des droits coutumiers aussi variés que difficiles d’accès en raison, notamment, de leur légendaire oralité » (voir de manière plus précise, au sujet du droit de la famille, p. 362 et s. ainsi que p. 367 : « Puisqu’un système juridique ne peut demeurer en vigueur sans altération que s’il y a maintien intégral (ou presque) des conditions sociales qui l’ont fait naître, les droits coutumiers africains ont connu des transformations consécutives aux mutations mêmes de la société qui les a générés (voir supra). En effet, n’étant pas statiques ou immuables, les systèmes juridiques traditionnels ont évolué dans le temps et le sont de plus en plus. Il ne s’agit pas là d’un phénomène nouveau puisque, depuis bien longtemps, les sociétés africaines se sont dotées de moyens juridiques de faire évoluer, à des degrés variables, leurs droits coutumiers (Rapportant les études de Maine, v. T. OLAWALE ELIAS, op. cit., p. 205 et s. ; P.-F. GONIDEC, op. cit., p. 16.) »).

  1. Car, c’est un fait que l’Afrique a toujours été extravertie et est visitée depuis longtemps par des étrangers[1]. Or, comme on l’a dit, tout contact engendre d’une manière ou d’une autre une certaine influence. Il est donc extrêmement difficile de remonter à ce qui serait « originel », d’autant que les influences exogènes peuvent varier selon les questions contemplées et selon les sociétés considérées[2].

[1] « L’Afrique est le continent qui a, dans l’Antiquité, été le plus visité par les explorateurs venus de la Méditerranée tant pour s’abreuver de la culture égyptienne que pour y trouver les produits dont avaient besoin les divers pays », S. Nene Bi, Les institutions coloniales de l’Afrique occidentale française, Abidjan, Les éditions abc, 2015, p. 7.

[2] Voir ainsi les précautions prises in M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, 349-350.

  1. Indépendamment même de tout contact avec un quelconque monde extérieur, rien ne permet d’affirmer que les sociétés africaines étaient entièrement figées dans le passé comme si leur processus coutumier différait de celui qu’on avait pu connaître en Occident ou encore aujourd’hui en droit international et qu’elles constituaient des entités pacifiées et presque immuables.
  1. D’une part, il convient de remettre en cause l’image commune selon laquelle les droits originellement africains étaient produits et mis en œuvre par des autorités non spécialisées et très peu institutionnalisées et que la production des règles était entièrement décentralisée, n’épousant qu’une seule technique, rudimentaire, la technique coutumière considérée comme lente et conservatrice. Les droits africains ont connu d’autres sources de droit telles que les décisions des autorités coutumière et/ou traditionnelles ainsi que des règles qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de « jurisprudentielles ». En réalité, le droit n’était pas produit que par la voie coutumière qui fait d’une règle qu’elle est obligatoire si elle commande, interdit ou permet une pratique générale dans le temps et l’espace considérée comme étant commandée, interdite ou permise par le droit. Certains systèmes connaissaient des mécanismes de type législatif (édiction d’une règle générale visant des situations à venir par une autorité politique, que ce soit par la voie orale ou par écrit) et bien sûr des décisions individuelles. On songe notamment à la Charte du Mandé que certains qualifient même de première proclamation des droits ou de première constitution, une doctrine et ce qu’on appelle aujourd’hui la jurisprudence qui consiste dans l’édiction du droit par l’autorité chargé de régler les conflits quand les solutions convergent[1].

[1] M. Morand, « La codification des lois et coutumes indigènes dans l’Afrique du Nord », in Etudes de droit musulman et de droit coutumier berbère, Alger, Ancienne maison Bastide-Jourdan, Jules Carbonnel, Imprimeur de l’Université, 1931, 316 p., 271 ss., 275 : « Le droit qui régit ces Berbères non arabisés n’est, cependant, point uniquement et exclusivement coutumier. Il arrive quelquefois, en effet que ces Berbères se donnent de véritables lois, délibérées et votées en Assemblée de villages ou de tributs ».

  1. D’autre part, il ne faut pas oublier également que les sociétés africaines et les individus qui les composaient ne cessaient d’innover, d’inventer[1]. Ainsi certains auteurs ont-ils affirmé qu’il existait en Afrique une véritable « tradition de l’invention » et que celle-ci « n’a jamais été traditionnelle »[2].

[1] B. Ibhawoh, “Between Culture and Constitution: Evaluating the Cultural Legitimacy of Human Rights in the African State”, Human Rights Quarterly, vol. 22, n° 3, 2000, pp. 838-860, 841-842: “This assumption tends to ignore the fact that societies are constantly in the process of change wrought by a variety of cultural, social, and economic forces. It seems an elementary but necessary point to make that so-called traditional societies-whether in Asia, Africa, or in Europe-were not culturally static but were eclectic, dynamic, and subject to significant alteration over time. Traditional cultural beliefs are also neither monolithic nor unchanging. In fact they could-and were-changed in response to different internal and external pressures. Cultural change can result from individuals being exposed to and adopting new ideas. Individuals are actors who can influence their own fate, even if their range of choice is circumscribed by the prevalent social structure or culture. In doing so, those who choose to adopt new ideas, though influenced by their own interest, initiate a process of change which may influence dominant cultural traditions. Culture is thus inherently responsive to conflict between individuals and social groups (See Rhoda Howard, Human Rights in Commonwealth Africa, 1986, 19.). It is a network of perspectives in which different groups hold different values and world views, and in which some groups have more power to present their versions as the true culture”.

[2] Voir notamment J.-F. Bayart, « La démocratie à l’épreuve de la tradition en Afrique subsaharienne », Pouvoirs, vol. 129, no. 2, 2009, pp. 27-44, 27-28. Voir aussi P. Diagne, Pouvoir politique traditionnel en Afrique occidentale : essai sur les institutions politiques précoloniales, Paris, Présence Africaine, 1967, introduction : « l’espace politique définit un cadre où se manifestent des dynamismes d’origines variées : lutte de prééminence, contestation motivée par des intérêts divers, trouvent leurs sources au sein des lignages des individus et des catégories sociales qui co-existent. Ces éléments d’instabilité ont des échos profonds sur tout le système. Ils le transforment, le compliquent ou le simplifient, le solidifient ou le désagrègent. Les systèmes simplifiés que l’on trouve dans les lamanats du Diander sont nés de la désagrégation des entités politiques du Tekrour ou du Mali, qui elles-mêmes ont surgi de mouvements d’unification qui rassemblèrent des systèmes épars plus ou moins complexes ». ; Jane I. Guyer, « La tradition de l’invention en Afrique équatoriale », Politique africaine, nº 79, octobre 2000, pp. 101-139, et « Africa Has Never Been “Traditional”. So Can We Make a General Case ? A Response to the Articles », African Studies Review, vol. 50, nº 2, septembre 2007, pp. 183-202. Voir encore J. Vansina, Paths in the Rainforests. Toward a History of Political Tradition in Equatorial Africa, Madison, The University of Wisconsin Press, 1990, notamment chap. 9.

  1. Sur un autre plan, il convient de ne pas se fier aux apparentes continuités. Par exemple, si le caractère communautaire des sociétés africaines a pu sembler perdurer, ce n’est pas forcément sur les mêmes fondements. Là où le droit pouvait être à l’œuvre hier, ce peuvent être d’autres considérations – politiques et économiques qui expliquent le même état de fait aujourd’hui. Le caractère encore communautaire de certaines sociétés africaines peut ainsi s’expliquer par l’organisation politique de l’Etat et un modèle de gestion clientéliste du pouvoir qui utilise les liens de solidarités, notamment familiaux et claniques/ethniques ou religieux tant dans la légitimation du pouvoir que dans la redistribution du capital social, économique et politique[1].

[1] Voir sur ce point A. Marie, « Introduction : L’individualisation africaine en question », in A. Marie, R. Vuarin, F. Leimdorfer, J.-F. Werner, E. Gérard, O. Tiékoura (dir.), L’Afrique des individus. Itinéraires citadins dans l’Afrique contemporaine (Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey), Paris, Karthala, 2008, pp. 7-16, 8.

1.3. Le biais des généralisations

  1. La plupart des études africanistes se concentrent en réalité sur la seule Afrique sub-saharienne. Ce n’est pas un défaut en soi sauf quand il s’agit, comme cela est souvent le cas, de généraliser les observations faites à toute l’Afrique, y compris « non noire ».
  2. Indépendamment même de la question de savoir s’il est possible d’étudier ensemble l’« Afrique » dite sub-saharienne et l’Afrique dite du Nord, un biais régulièrement constaté est une tendance à la généralisation qui, à partir de l’examen d’une seule société déduit des conclusions qui vaudraient sur tout le continent ou du moins l’Afrique noire. Or, un minimum de lectures révèle rapidement que les appréciations faites par les observateurs des sociétés africaines n’étaient pas uniformes et que les divergences d’interprétation sur les points qu’on vient de schématiser ne manquaient pas[1].
  3. Il faut donc certainement contester le caractère monolithique d’un groupe africain et d’une culture africaine[2].

[1] Voir sur ce point les propos stimulants de I. Kopytoff, “Socialism and Traditional African Societies”, in W. H. Friedland & C. G. Rosberg Jr. (eds), African Socialism, Stanford, Stanford University Press, 1964, pp. 53-62, 56-57.

[2] “We also proceed from the assumption that because culture is not monolithic, perceptions of cultural validity and legitimacy may differ significantly among different groups within a given society », B. Ibhawoh, “Between Culture and Constitution: Evaluating the Cultural Legitimacy of Human Rights in the African State”, Human Rights Quarterly, vol. 22, n° 3, 2000, pp. 838-860, 842.

1.4. La question des codifications des coutumes africaines

  1. On y reviendra, les colonisateurs puis les Etats indépendants, pour maîtriser les droits exo-étatiques, ont voulu les codifier. Cependant, ce faisant, sciemment ou non, ils ont figé un certain nombre de coutumes, en ont réinterprétées, en ont abolies et en ont cachées. De sorte que ces codifications n’étaient jamais une reproduction de ce qui était originellement africain.
  2. En outre, la fixation écrite des règles faisait perdre à celles-ci leur caractère coutumier[1]. De même, la codification fait perdre à la coutume son caractère spécifique – sa production par le groupe -, sauf à ce qu’elle évolue en parallèle de sa transcription écrite qui n’a plus alors de codification que le nom. Or cette logique de production directe de la règle par ses sujets constitue un des éléments de la plus grande légitimité de la règle coutumière pour les sociétés africaines par rapport aux autres règles, notamment celles « codifiées », considérées par les sociétés comme exogènes[2]. La norme « codifiée », tenant sa validité d’autres éléments que ceux qui fondaient la règle coutumière est étrangère à celle-ci et vit parallèlement (sauf à ce que l’une d’elle disparaisse face à l’autre, mais selon ses propres mécanismes d’invalidation).

[1] En ce sens, notamment, White, « African Customary Law: The Problem of Concept and Definition, » 9 J. African L. (1965), at 88-89; Harvey, Introduction to the Legal System in East Africa (1975), at 445. Contra Twining, The Place of Customary Law in the National Legal Systems of East Africa 33-34, 37 (1964).

[2] En ce sens, notamment, John W. Van Doren, “Death African Style: The Case of S.M. Otieno”, The American Journal of Comparative Law, Vol. 36, 1988, pp. 329-350, 336-337. L’auteur ajoute : “When customary law becomes written, it is law like any other, with a line clearly drawn between law and morality. But it is characteristic of customary law that no such line is drawn in traditional society”; ““Customary norms acquire their legitimacy from the presumption that they arise from the nature of the world itself, and are not created by persons (See Kronman, Max Weber 52-53 (1983).). Thus, the added legitimation of a court is superfluous and potentially destructive (Id.). This contrasts with the presumption of the reigning positivism in the West that law is a creation of persons, and is legitimate because it results from agreed upon procedures (Id. See also Hart, The Concept of Law, 1961, at 253; Dworkin, Taking Rights Seriously 21 (1977).)”.

1.5. Les instrumentalisations des références aux droits « originellement » africains

1.5.1. Par les Etats colonisateurs

  1. Cette vision dominante, largement héritée on l’a dit des études de l’ethnologie et de l’anthropologie coloniales, a été développée par les colonisateurs pour qualifier de non civilisées les populations africaines, ce qui justifiait leur conquête aux fins, précisément, de les amener à la civilisation dont le droit était un des principaux symboles et vecteurs (voir « L’arrivée des droits des Etats européens »). Ainsi, le caractère collectiviste des droits africains fut considéré comme un marqueur de l’infériorité de ces droits par rapport à l’individualisme occidental désormais triomphant qui justifiait le projet colonial de « civilisation ». Il fallait stigmatiser l’autre société en exacerbant ses différences éventuelles pour justifier son remplacement par une nouvelle héritée des Lumières.
  2. Il convenait également de stigmatiser une prétendue inertie de sociétés et droits ne fonctionnant que par répétitions automatiques et donc inaptes à la modernité en mouvement et au capitalisme qu’il s’agissait d’exporter. En somme, « En Afrique comme ailleurs, il y a eu invention de la modernité par « invention de la tradition »[1] » [2].

[1] E. Hobsbawm & Terence O. Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

[2] J.-F. Bayart, « La démocratie à l’épreuve de la tradition en Afrique subsaharienne », Pouvoirs, vol. 129, no. 2, 2009, pp. 27-44, 27-28.

1.5.2. Par les dirigeants africains

  1. Il faut également faire attention au caractère souvent politique d’une présentation simplificatrice et idéal-typique des droits originellement africains par les dirigeants africains eux-mêmes au moment de la conquête des indépendances, puis pour soutenir une idéologie ou un programme politique (voir les thèmes du socialisme africain, de la négritude, du consciencisme, de l’authenticité, de la renaissance africaine, etc.).
  2. Le discours des nouveaux dirigeants visait à mettre en évidence une spécificité philosophique et juridique africaine du droit pour justifier l’émancipation à l’égard des Etats colonisateurs. Pour ce faire, ceux-ci ont pu magnifier ou au contraire dénigrer certains traits qu’il a fallu, pour cela, présenter de manière « essentialisante », quitte à sacrifier la nuance et l’exactitude[1].

[1] Voir notament I. Kopytoff, “Socialism and Traditional African Societies”, in W. H. Friedland & C. G. Rosberg Jr. (eds), African Socialism, Stanford, Stanford University Press, 1964, pp. 53-62, 58 ; J. Haynes, “One-Party State, No-Party State, Multi-Party State? 35 Years of Democracy, Authoritarianism and Development in Ghana”, in A. Hughes (ed.), Marxism’s Retreat from Africa, London, Frank Cass & Co. Ltd, 1992, New edition: London and New York, Routledge, Coll. Routledge Library Editions: Marxism, Vol. 17, 2015, pp. 41-62, 54.

  1. Qui plus est, ce discours a conduit à reproduire le discours colonisateur qui distinguait nettement le droit individualiste occidental des droits collectivistes africains. Il s’agissait en somme de reprendre les projections occidentales sur l’Afrique (et non les Afriques…) pour les renverser de handicaps en forces. L’idée n’était pas malhabile et a reçu de très larges échos ; il n’en reste pas moins qu’elle a contribué à une mythologie sur les Afriques et les droits africains empêchant d’en découvrir les réalités[1].

[1] En ce sens, de manière plus générale, F.-X. Fauvelle, Penser l’histoire de l’Afrique, CNRS Editions / De Vive Voix, coll. Les Grandes Voix de la Recherche, 2022, 94 p., 42 : « On peut également se demander si l’affirmation de l’Afrique « fille de l’Egypte », en promouvant l’unité culturelle des sociétés du continent, n’a pas eu pour effet involontaire de promouvoir l’image d’une Afrique une et indifférenciée, constituant l’image en miroir de l’Afrique honnie par les racistes blancs. A l’opposé de la vision « ethnique » et fragmentaire, il faut donc se aussi méfier de la vision unitaire des sociétés africaines ; toutes deux sont des formes de déni de l’histoire ».

  1. Même sans volonté d’instrumentalisation, le fait – certainement inévitable – fut que les leaders africains (et autres penseurs de la décolonisation[1]) ont ainsi présenté les Afriques – en réalité souvent l’Afrique, utilisation du singulier qui est en soi révélatrice de l’intériorisation par eux de l’image que s’en faisaient les étrangers outre la portée symbolique du panafricanisme – avec le langage – et donc les représentations – de ceux dont ils voulaient s’émanciper[2].

[1] Voir notamment F. Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Editions Maspero, 1961, p. 37 : « […] la bourgeoisie colonialiste avait enfoncé à coups de pilon dans l’esprit du colonisé l’idée d’une société d’individus où chacun s’enferme dans sa subjectivité. […] Or le colonisé qui aura la chance de s’enfouir dans le peuple pendant la lutte de libération va découvrir la fausseté de cette théorie ».

[2] En ce sens, I. Kopytoff, “Socialism and Traditional African Societies”, in W. H. Friedland & C. G. Rosberg Jr. (eds), African Socialism, Stanford, Stanford University Press, 1964, pp. 53-62, 55.

Ainsi en fut-il, entre autres, de J. Nyerere[1] ou de S. Touré[2].


[1] « Dans notre société africaine traditionnelle nous sommes des individus au sein d’une communauté. Nous veillons au bien-être de la Communauté et celle-ci veille à notre bien-être », J. Nyerere, « Les fondements du socialisme africain », Présence Africaine, Vol. XLVII, 1963, pp. 8-17 ; reproduit in Présence Africaine, 2012/1, n° 185-186, pp. 273-281., p. 277.

[2] « il n’y a de valeur dans la vie que de nature sociale et de portée historique. Tout ce qui se passe en dehors de la société et de l’histoire est sans valeur, élément de non-valeur. Obligation est faite de s’adapter à la volonté de son peuple et d’avoir des rapports harmonieux avec son peuple. Jamais l’homme n’accédera à une valeur autre que celle que lui accordera le peuple au sein duquel il vit », S. Touré, Des Etats-Unis d’Afrique, Bureau de presse de la Présidence de la République, Conakry, 1980, pp. 157-158. Cité in F. Ouguergouz, La Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples. Une approche juridique des droits de l’homme entre tradition et modernité, PUF, 1993, 479 p., Chapitre I. La problématique des droits de l’homme en Afrique, note 152.

  1. Car pour marquer une prétendue africanité susceptible de s’émanciper de l’occidentalité, il fallait opposer une civilisation africaine, « nègre », à la civilisation blanche et, par facilité, reprendre à son compte les stéréotypes discriminants forgés par celle-ci pour magnifier maintenant cette primitivité non seulement intériorisée mais maintenant revendiquée car parée de son avantage d’être différente de celle de l’ancien persécuteur[1].

[1] Voir de manière plus générale, sur l’instrumentalisation de la référence à la tradition, J.-F. Bayart, « La démocratie à l’épreuve de la tradition en Afrique subsaharienne », Pouvoirs, vol. 129, no. 2, 2009, pp. 27-44, 41-42 : « Le paradoxe sur lequel bute notre sens commun a donc bien trait à la modernité de la coutume en tant que dispositif du changement social. C’est en costume trois-pièces que Mugabe l’invoque pour écraser ses adversaires. Et l’« ivoirité » dont se sont réclamés tour à tour les partisans de Henri Konan Bédié et de Laurent Gbagbo, outre qu’elle est un pur artefact, désigne des enjeux tout ce qu’il y a de plus modernes : la définition de la nation et de la citoyenneté, la délimitation du corps électoral, l’accès à la propriété foncière, en bref les fondements de la démocratie et du capitalisme. Plus fondamentalement encore, la tradition est désormais indissociable de sa bureaucratisation : elle est un objet de politique publique, une expression de l’État institutionnel « rationnel-légal ». Elle n’échappe pas non plus au processus de marchandisation qui a transformé les sociétés africaines, bien que son articulation au capitalisme soit moins systématique que dans les pays industrialisés ».

  1. Cette vision de l’Africain dominé par la collectivité à laquelle il appartient et le sacré a été largement critiquée ultérieurement, le procès étant d’ailleurs fait par certains au colonialisme d’avoir « inventé » l’Afrique et ses traditions, notamment dans son entreprise de codification des coutumes africaines[1]. Sans aller jusque-là et nier définitivement toute intelligence aux Africains et Africaines, il convient de relativiser et nuancer cette image commune, et réaliser que les droits africains ne présentent pas une nature radicalement différente des droits occidentaux[2].

[1] « Les nativistes oublient que, dans leurs formes stéréotypées, les coutumes et les traditions dont ils se réclament furent souvent inventées non par les indigènes eux-mêmes, mais en fait par les missionnaires et les colons », A. Mbembe, « Afropolitanisme », Africultures. Les mondes en relation, 25 décembre 2005. [En ligne]. http://africultures.com/afropolitanisme-4248/?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=500 [consulté le 11 septembre 2021]. Voir également T. Ranger, “The Invention of Tradition in Colonial Africa”, in E. Hobsbawm & T. Ranger (eds.), The Invention of Tradition, 1983.

[2] T.O. Elias, La nature du droit coutumier africain, Paris / Dakar, Présence Africaine, 1961/1998, 325 p., préface de 1954 : « La thèse générale que je tente d’établir dans le présent ouvrage est simple : c’est que le droit africain, une fois ses caractéristiques essentielles analysées de façon approfondie est une partie intégrante du droit en général. Ainsi le droit africain ne doit plus être opposé à ce que l’on appelle de façon imprécise le « droit européen », malgré l’existence d’un certain nombre de différences de contenu et de méthode ».

1.6. De l’impossibilité d’une connaissance des droits « originellement » africains

  1. En tout état de cause, ce que nous prétendons connaître des droits « originellement africains » – comme de toute chose – n’est, à peu de choses près, que suppositions[1] ou conjectures[2] et constructions.
  2. Il faut accepter de faire le deuil de la connaissance et se contenter de proposer des pistes de réflexion plutôt qu’entretenir un discours circulaire, qui se nourrit lui-même, chaque « observateur » répétant ce que d’autres ont écrit et tous se convaincant, comme par une pensée magique, que cette répétition crée la vérité.

[1] Voir déjà XENOPHANE, DK B, 18 et 34 : « Les dieux ne nous ont pas révélé d’emblée toutes choses : mais avec le temps, en cherchant, nous pouvons apprendre et avoir une meilleure connaissance des choses. Quant à la vérité certaine, nul homme ne l’a connue ni ne la connaîtra ; ni celle des dieux, ni même celle de toutes les choses dont je parle. Et même s’il se trouvait par hasard proférer l’ultime vérité, il ne saurait pas lui-même ; car tout n’est qu’un entrelacs de suppositions ».

[2] Voir K. Popper, Des sources de la connaissance et de l’ignorance, trad. M.-I et M. B. de Launay, Rivages poche / Petite bibliothèque n° 241, 1998, 157 p., 17 : « ni l’observation ni la raison ne peuvent être définies comme la source de la connaissance » ; 148-149 : « Ni l’observation ni la raison ne font autorité. L’intuition de l’esprit comme l’imagination jouent toutes deux un rôle décisif, mais on ne peut s’en remettre à elles : elles peuvent nous montrer les choses avec une grande clarté et, pourtant, elles sont susceptibles de nous induire en erreur. Elles sont indispensables parce que ce sont les principales sources de nos théories ; mais la plupart de ces théories sont, de toute manière, fausses. La vocation essentielle de l’observation et du raisonnement, voire de l’intuition et de l’imagination, est de contribuer à la critique de ces conjectures aventurées à l’aide desquelles nous sondons l’inconnu ».

2. Présentation générale des droits « originellement » africains

  1. Ainsi que noté par certains auteurs, et comme on l’a dit, un certain nombre d’études donnent à voir une image idéale et uniforme de sociétés communautaires – fondées principalement sur des familles étendues – pacifiques et décentralisées[1]. Ces sociétés semblent ne pas avoir beaucoup évolué, fonctionnant selon des mécanismes essentiellement statiques[2].

[1] B. Ibhawoh, “Between Culture and Constitution: Evaluating the Cultural Legitimacy of Human Rights in the African State”, Human Rights Quarterly, vol. 22, n° 3, 2000, pp. 838-860, 841. Voir également A. Marie, « Introduction : L’individualisation africaine en question », in A. Marie, R. Vuarin, F. Leimdorfer, J.-F. Werner, E. Gérard, O. Tiékoura (dir.), L’Afrique des individus. Itinéraires citadins dans l’Afrique contemporaine (Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey), Paris, Karthala, 2008, pp. 7-16, 7 : « l’Afrique noire a toujours été réputée pour être la terre d’élection par excellence de formes de sociabilités communautaires rivant les individus à des solidarités protectrices mais faisant, en revanche, obstacle à leur individualisation, c’est-à-dire à leur émergence comme acteurs autonomes ».

[2] Voir notamment Okey M. Ejidike, “Human Rights in the Cultural Traditions and Social Practices of the Igbo of Southern-Eastern Nigeria”, Journal of African Law, Vol. 43, 1999, p. 71 et s.; K. Wiredu, “An Akan Perspective on Human Rights”, in Abdullahi A. An-Na’im & Francis M. Deng (eds.), Human Rights in Africa: Cross-Cultural Perspectives, 1990, p. 243; Francis M. Deng, “A Cultural Approach to Human Rights Among the Dinka”, in Abdullahi A. An-Na’im & Francis M. Deng (eds.), Human Rights in Africa: Cross-Cultural Perspectives, 1990, p. 261; EI-Obaid A. EI-Obaid & Kwadwo Appiagyei-Atua, “Human Rights in Africa: A New Perspective on Linking the Past to the Present”, 41 McGILL L. J. 819 (1996).

  1. Il aurait également existé un concept de droit en Afrique qui aurait présenté deux grandes caractéristiques qui le distinguerait fondamentalement des droits occidentaux : l’articulation du droit sur le groupe plutôt que sur l’individu et la place fondamentale du sacré. De ce concept auraient découlé certains traits de ces droits « originellement » africains. Ce mode de pensée lignager et sacré de même que la primauté du groupe et le caractère transgénérationnel de celui-ci, depuis les ancêtres aux êtres à venir, expliqueraient tant le contenu des règles de comportement que celles relatives à l’organisation juridique des sociétés africaines.

2.1. Articulation du droit sur le groupe plutôt que sur l’individu

2.1.1. Présentation dominante

  1. Selon une vision commune partagée par beaucoup d’observateurs étrangers, les droits originellement africains auraient été de nature fondamentalement collectiviste, la collectivité de base étant la famille et un de ces principes structurants le lignage. L’individu ne se concevait pas autrement que comme membre d’un groupe[1]. Le droit applicable à lui dépendait du statut qu’il occupait dans ce groupe (ordre de naissance, caste, ordre, âge, rôle religieux, sexe, etc.)[2].

[1] P.-F. Gonidec, Les droits africains, évolution et sources, Paris, LGDJ, 1968, p. 12 : « Un deuxième caractère des droits africains est leur caractère collectiviste ou communautaire, qui découle directement de la nature des sociétés africaines. Les ethnologues ont souligné que l’homme africain ne saurait se considérer comme une entité distincte et indépendante du groupe social auquel il appartient » ; M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, spéc. p. 360 et s.

[2] R. Verdier, « Ethnologie et droits africains », Journal de la Société des Africanistes, 1963, tome 33, fascicule 1. pp. 105-128, 124-125. Voir aussi J Richard-Molard, « Groupes ethniques et collectivités d’Afrique Noire », Cahiers d’Outre-Mer, 5e année, n° 18, 1952, pp. 97-107 ; P.-F. Gonidec, Les droits africains, évolution et sources, LGDJ, Paris, 1968, p. 12 : « En outre, les droits et obligations de l’individu sont déterminés en fonction de sa place dans la société et para rapport à cette société à laquelle il est intégré » ; J. Richard-Molard, « Groupements ethniques et civilisations nègres d’Afrique noire », Cahiers d’Outre-Mer, 5e année , n° 17, 1952, pp. 5-25 ; J.-M. Mollard, « Collectivités et collectivismes en Afrique Noire », in Afrique-Asie, n° 43, 1948 ; G. Balandier, « Structures sociales traditionnelles et changements économiques », Cahiers d’Etudes africaines, Vol. 1, 1960, pp. 1-14. ; C. Meillassoux, « Essai d’interprétation du phénomène économique dans les sociétés traditionnelles d’autosubsistance», Cahiers d’études africaines, Vol. 1, n° 4, 1960, pp. 38-67. ; D. Paulme, « Structures sociales traditionnelles en Afrique Noire », Cahiers d’études africaines, Vol. 1, 1960, pp. 15-27.

  1. La prise en compte du groupe aurait donc été fondamentale, celui-ci important plus que les individus, contrairement à la philosophie juridique occidentale « moderne » qui place l’individu au cœur du droit et se méfierait des collectivités. Dans l’Afrique « originelle » (car les observateurs n’hésitent guère à généraliser leurs analyses à l’ensemble du continent ou du moins à l’immensité sub-saharienne), l’individu aurait tenu sa place dans le droit de sa place dans la société ; il n’aurait pas été la monade isolée occidentale face au groupe, en particulier l’Etat.
  2. Un certain nombre de juristes et philosophes africains partagent cette vision développée par l’anthropologie contemporaine de la colonisation européenne entre une conception africaine (mais qu’on trouverait également ailleurs) et une conception occidentale de l’individu[1]. On a vu que cela n’était pas toujours étranger à un projet « politique ».

[1] Voir notamment John S. Mbiti, African Religions and Philosophy, New York, Doubleday, 1970, p. 141: “Just as God made the first man, as God’s man, so now man himself makes the individual who becomes the corporate or social man. It is a deeply religious transaction. Only in terms of other people does the individual become conscious of his own being, his own duties, his privileges and responsibilities towards himself and towards other people. When he suffers, he does not suffer alone but with the corporate group; when he rejoices, he rejoices not alone but with his kinsmen, his neighbours and his relatives whether dead or living. When he gets married, he is not alone, neither does the wife « belong » to him alone. So also the children belong to the corporate body of kinsmen, even if they bear only their father’s name. Whatever happens to the individual happens to the whole group, and whatever happens to the whole group happens to the individual. The individual can only say: « I am, because we are; and since we are, therefore I am”. This is a cardinal point in the understanding of the African view of man”. Voir également B. Obinna Okere, « TheProtection of Human Rights in Africa and the African Charter on Human Rights and Peoples’ Rights: A Comparative Analysis with the European and American Systems », Human Rights Quarterly, 1984, Vol. 6, No. 2, p. 148: “The African conception of man is not that of an isolated and abstract individual, but an integral member of a group animated by a spirit of solidarity. This contrasts with the European conception of human rights”, auquel renvoie Richard N. Kiwanuka, « The Meaning of “People” in the African Charter on Human and Peoples’ Rights », The American Journal of International Law, vol. 82, n° 1, 1988, p. 82 qui écrit: “Peoples’ rights in the Banjul Charter are the embodiment of the African conception and philosophy of a person in society. In Africa, a person is not regarded as « an isolated and abstract individual, but an integral member of a group animated by a spirit of solidarity”; J.A.M. Cobbah, « African Values and the Human Rights Debate: An African Perspective », H.R.Q., Vol. 9, No. 3, 1987, pp. 309-331, 320 : “Modern African society as analyzed and assessed by human rights scholars and activists clearly exhibits this clash of style in political thought. African societies are communitarian. It is only when we see these communities for what they are that we can understand their concepts of human dignity and further enhance or even modify these concepts. / For the African, a philosophy of existence can be summed up as: « I am because we are, and because we are therefore I am” (John S. Mbiti, African Religions and Philosophy, New York, Doubleday, 1970, p. 141). A comparison of African and Western social organization clearly reveals the cohesiveness of African society and the importance of kinship to the African lifestyle”; R. M. D’ Sa, « Human and Peoples’ Rights: Distinctive Features of the African Charter », Journal of African Law, 1985, vol. 29, n°1, p. 74: “traditional African society is said to show some divergence from Western social organization by placing more emphasis on the community, rather than on individuals within it”, citant C. Mojekwu, « International Human Rights: The African Perspective”, in Nelson and Green (eds.), International Human Rights: Contemporary Issues, 1980, 87 ; K. M’Baye, « Le concept africain des droits de l’homme », Bulletin africain des droits de l’homme, 1993, vol. 6, n° 3, p. 3 : « en Afrique, la communauté est un sujet privilégié de droit, quelle que soit sa forme (clan, ethnie, tribu, peuple etc.). Ce concept renforce la solidarité entre les membres la communauté »; Makau Wa Mutua, « The Banjul Charter and the African Cultural Fingerprint. An Evaluation of the Language of Duties », Virginia Journal of International Law, Vol. 35, No. 2, 1995, p. 376: “Like the duty concept, the idea of peoples’ right sis embodied in the African philosophy which sees men and women primarily as social beings embraced in the body of the community” ; B. Ibhawoh, “Between Culture and Constitution: Evaluating the Cultural Legitimacy of Human Rights in the African State”, Human Rights Quarterly, vol. 22, n° 3, 2000, p. 843: “It is clear, however, that the legitimacy and acceptability of the modern universal human rights regime needs to be complemented and strengthened with the specific cultural experience of various societies. In the case of Africa, this has been interpreted to mean that the content of human rights, though founded on universal principles, has to bear what Makau Wa Mutua describes as the « African cultural fingerprint » that emphasizes group, duties, social cohesion and communal solidarity as opposed to rigid individualism (Makau Wa Mutua, “The Banjul Charter and the African Cultural Fingerprint. An Evaluation of the Language of Duties », Virginia Journal of International Law, Vol. 35, No. 2, 1995, pp. 339 ss.)” ; #C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., pp. 9-10 : « Le droit traditionnel détermine les droits de chacun en fonction des charges qu’il assume dans le groupe. Par ailleurs ces droits ne sont pas définitivement établis, la protection de l’individu est parfois occultée par les nécessités d’assurer la cohésion du groupe. Le sentiment d’appartenance à un groupe et l’emprise quasi magique de celui-ci sur le chacun de ces membres atténuent dans une certaine mesure les revendications personnelles », A. Hatungimana, « Le café et les pouvoirs au Burundi », in Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 243/2008 ; R.J.V. Cole, “Africa’s Approach to International Law: Aspects of the Political and Economic Denominators”, African Yearbook of International Law, Vol. 18, 2010, pp. 287-310, 306 : “Thus, the individual is regarded as an intrinsic part of the society rather than a sole entity”.

  1. Cette vision collectiviste du droit aurait conduit les droits africains à privilégier la conciliation et la coexistence pacifique au regard des faits concrets et de leur contexte, notamment la place des individus dans le ou les groupes auxquels ils appartiennent, plutôt que l’application stricte et conflictuelle d’une règle générale et abstraite[1].

[1] En ce sens, John W. Van Doren, “Death African Style: The Case of S.M. Otieno”, The American Journal of Comparative Law, Vol. 36, 1988, pp. 329-350, 336: “The Luo society itself had a centralized political structure that employed traditional dispute resolution (note omitted). Anthropological studies have indicated that the traditional process of dispute resolution focused more on the particular case than on hard and fast absolute rules, applicable in the future (note omitted). Perhaps in this respect, the traditional legal system resembles equity”.

  1. Il en aurait ainsi résulté une peur ou un rejet des figures du contentieux et du juge dessinées par le droit occidental moderne[1]. La « justice » était moins une affaire interindividuelle qu’une affaire communautaire ou intercommunautaire. L’accord espéré n’était pas celui entre les individus en conflit, car ce n’est pas ainsi qu’on percevait le différend, mais celui du groupe[2] ou des deux groupes (voir ainsi l’arbre à palabre ou la justice du gazon (gaçaça)).

[1] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., p. 10 : « Ainsi traduire une personne en justice constitue une injure grave à son endroit, car cela est interprété comme le refus du principe de conciliation. Au lieu de viser l’harmonie sociale, l’action en justice cristallise les positions, donne à chacun son droit qu’il peut faire valoir contre son groupe social, contre sa famille ou son Etat. Mais l’action en justice pérennise également les rancœurs des parties en conflit parce qu’elle détermine le gagnant et le perdant et fixe les limites des réparations à réclamer ».

[2] Voir S. Lubkemann, H.M. Kyed & J. Garvey, « Dilemmas of Articulation in Mozambique: Customary Justice in Transition », in D. Isser (ed.), Customary Justice and the Rule of Law in War-Torn Societies, Washington, DC: United States Institute of Peace Press, 2011. Voir aussi J.C.A. Agbakoba & E. S. Nwauche, “African Conceptions of Justice, Responsibility and Punishment”, Cambrian Law Review, Vol. 37, 2006, pp. 73-83, 81: “The restorative approach explains the general inclination towards arbitration and reconciliation of parties (I dozie okwu) rather than litigation among Africans. What the system actually seeks is the restoration of a lost fair order. Thus, in social relations (interpersonal as well inter-corporate) there is always an attempt to reach agreements/settlement of cases based on what the relevant parties accept as adequate restitution or reparation. This usually is below the specification of the law or custom if the parh of litigation were to be pursued. It is in this context that the Igbo show a great deal of forgiveness and mercy. The Igbo express the need for these considerations in the saying aka ni kwo aka ekpe; aka ekpe akwo aka ni (literally meaning the right palm washes the left palm and the left washes the right); life is a cooperative venture in which people forgive the offences of one another in order to cooperate and forge ahead. They also say ada ma echi (literally meaning, one does not know tomorrow); if one insists on ones pound of flesh today, one might find oneself an offender tomorrow (in the future) at the mercy of the very same person to whom one had refused mercy”.

  1. De même cette conception aurait-elle donné comme finalité au droit davantage le rétablissement de l’harmonie sociale que l’application stricte de la règle[1]. En effet, la violation de la règle aurait moins été considérée comme une faute qui exigeait une punition ou réparation que comme un trouble à l’ordre social de la communauté, non seulement des vivants, mais également des ancêtres, des dieux, des générations à venir et de la nature qui appelle un retour à l’équilibre et à la paix[2]. La justice traditionnelle aurait été en ce sens non pas rétributive, mais restauratrice (de l’ordre juste)[3].

[1] En ce sens, notamment, C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., p. 9.

[2] En ce sens, par exemple, M. Mubiala, « Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et cultures africaines », Revue québécoise de droit International, 1999, vol. 12, n° 2, pp. 197-206, 199 : « En Afrique traditionnelle, la fonction du juge est moins de dire le droit en désignant le gagnant et le perdant qu’à rechercher la conciliation et à réconcilier les parties en conflit » ; Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Droits de l’homme et systèmes de justice traditionnelle en Afrique, HR/PUB/16/2 Publication des Nations Unies, New York et Genève, 2016, pp. 27-28 : « La réconciliation et le maintien de l’harmonie au sein de la communauté constituent les principes directeurs du règlement traditionnel des différends. Ainsi, les processus élaborés et suivis par les systèmes de justice traditionnelle s’emploient à ce que les deux parties, ainsi que la communauté, soient satisfaites de la décision rendue. Trouver un compromis et mettre tout le monde d’accord quant à la décision rendue est essentiel. La responsabilité individuelle et les sanctions sont considérées comme secondaires ».

[3] Voir J.C.A. Agbakoba & E. S. Nwauche, “African Conceptions of Justice, Responsibility and Punishment”, Cambrian Law Review, Vol. 37, 2006, pp. 73-83, 80 qui observent également chez les Igbo, au sein de cette justice restauratrice, des éléments de justice réformatrice : « They are aimed at socializing and training the individual to live within the acceptable moral, legal and religious frame”.

  1. Cela ne veut pas dire que les sanctions n’existaient pas, mais qu’elles étaient conçues différemment qu’en Occident[1]. Dans cette logique, la pire des sanctions aurait été l’exclusion du groupe, l’individu se retrouvant alors sans appartenance collective, voire sans identité[2].

[1] C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., p. 33: « La sanction devait être à la fois une punition, pour faire comprendre la gravité du tort causé par le délinquant, mais aussi un moyen de s’amender et de réintégrer le groupe. La prison est une sanction inconnue, car elle permet seulement d’isoler le criminel et de le rendre plus mauvais. Pour des cas graves, l’auteur devait payer une forte amende en têtes de bétail, en travail ou en boissons à partager avec la famille en signe de réconciliation. La socialisation du délinquant se présente comme la finalité de la sanction. / En effet, rien ne sert de punir si le délinquant ne s’amende pas et si l’harmonie sociale n’est pas rétablie ». Voir également John W. van Doren, “Death African Style: The Case of S.M. Otieno”, The American Journal of Comparative Law, Vol. 36, 1988, No. 2, pp. 329-350, 337-338: “Where one member of the society had engaged in deviant behavior, the clan has the responsibility as a group to restore equilibrium by joint efforts [note omise]. This is so because the act of one, person could bring indiscriminate supernatural sanctions on the group [note omise]. The theory of group action addressed to the problem of deviant behavior was not punishment, but ridding the society of the problem person [note omise]. These rituals were performed regularly as a means of insurance against random reprisals by ancestral spirits [note omise] ».

[2] D’Sa Rose M., “Human and Peoples’ Rights: Distinctive Features of the African Charter”, Journal of African Law, Vol. 29, No. 1, 1985, pp. 72-81, 77: « African customary law indicates the importance of the group or community, within which the individual could express his identity but for whom exclusion from the community was a most severe punishment ».

  1. C’est également ainsi que ce qu’on appelle en Occident le « droit de la responsabilité » ou « tort law » aurait été irrigué par cette conception collective et sociale selon laquelle la responsabilité n’est pas tant individuelle que collective et ne repose pas sur l’idée de faute mais sur celle d’un désordre, d’une rupture de la cohésion sociale qu’il faut rétablir, ce en quoi ce droit s’opposerait à notre responsabilité occidentale[1].

[1] Voir Kangulumba Mbambi, « Les droits originellement Africains dans les récents mouvements de codification : le cas des pays d’Afrique francophone subsaharienne », Les Cahiers de droit, Vol. 46, n° 1-2, 2005, pp. 315-358, 322 et 335-336.

2.1.2. Nuances

  1. En réalité, l’individu ne disparaissait pas dans le groupe[1], n’était pas nié par la collectivité, mais était distinct d’elle. En ce sens, T.O. Elias écrivit : « […] lorsque nous examinons ce qui se passe en Afrique, nous nous heurtons à une erreur très répandue à savoir que les membres, sans exception, d’une société donnée ne relèvent que d’un seul statut : le statut générique du clan ou de la tribu »[2].

[1] Voir J.A.M. Cobbah, “African Values and the Human Rights Debate: An African Perspective”, Human Rights Quarterly, Vol. 9, No. 3, 1987, pp. 309-331, 323 et 325.

[2] T.O. Elias, La nature du droit coutumier africain, Paris  Dakar, Présence Africaine, 1961/1998, 325 p., 101. Voir aussi I. Kopytoff, “Socialism and Traditional African Societies”, in W. H. Friedland & C. G. Rosberg Jr. (eds), African Socialism, Stanford, Stanford University Press, 1964, pp. 53-62, passim qui parle de mythe à propos du caractère communautaire et intégré des sociétés africaines.

  1. Ainsi, si la responsabilité transcendantale et la responsabilité collective existaient bien, la plupart des systèmes semblent avoir connu, en sus, une responsabilité de type individuel[1].

[1] En ce sens chez les Igbo : J.C.A. Agbakoba & E. S. Nwauche, “African Conceptions of Justice, Responsibility and Punishment”, Cambrian Law Review, Vol. 37, 2006, p. 79 ss.

  1. En somme, « La tradition africaine, en de nombreux points jumelle de celle de l’Asie confucianiste[1], suggère[rait] un idéal de relations reposant essentiellement sur la protection et la subordination. L’homme y est considéré comme l’origine et la fin de l’organisation sociale […] »[2]. Cependant, ses droits n’ont pas la même signification qu’en Occident, la tradition africaine consacrant une dimension sociale de l’individu, notamment avec le caractère indissociable des droits et des devoirs[3]. Ainsi, « c’est par une sorte de renonciation non définitive et sur laquelle il peut à tout moment revenir qu’il s’efface devant la communauté de laquelle il attend en retour la satisfaction de ses besoins fondamentaux »[4] »[5].

[1] « Le manque d’enthousiasme des pays d’Asie à accéder aux instruments juridiques internationaux des droits de l’homme s’expliquerait en par « l’accent (mis) sur les droits de l’individu plus que sur les droits collectifs et sur les droits plutôt que sur les devoirs, (ce qui) est considéré comme allant à l’encontre des cultures et des attitudes qui prévalent dans la région » (Yo Kubota, « L’approche asiatique des droits de l’homme », in Lapyre (dir), Dimension universelle des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2005, p. 217) », P. Sob, « Le principe d’universalité des droits de l’homme : mythe et limites », African Journal of International and Comparative Law 1996, pp. 89 ss., 98-99.

[2] J. Matringe, Tradition et modernité dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, étude du contenu normatif de la Charte et de son apport à la théorie du droit international des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, coll. Nemesis, 1996, 137 p., 14.

[3] Voir notamment J.A.M. Cobbah, « African Values and the Human Rights Debate: An African Perspective », Human Rights Quarterly, Vol. 9, No. 3, 1987, pp. 309-331, 320 s.

[4] K. M’Baye, Les droits de l’homme en Afrique, Paris, Pedone, 1992, p. 120.

[5] J. Matringe, Tradition et modernité dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, étude du contenu normatif de la Charte et de son apport à la théorie du droit international des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, coll. Nemesis, 1996, 137 p., 44.

  1. Il faut donc nuancer le caractère holiste des sociétés africaines anciennes et reconnaître que la personne africaine était sujet de droit au sens où l’entend le droit occidental « moderne » et qu’il pouvait jouir d’une certaine autonomie[1], nuance qui pourrait être déclinée au sujet de chaque domaine plus précis de ces droits « originellement » africains[2].

[1] Voir ainsi G-A. Kouassigan, L’Homme et la terre, Contribution à l’étude des droits fonciers coutumiers et de leur transformation en droit de propriété en Afrique occidentale, Thèse pour le doctorat en droit, Université de Toulouse, 1962, p. 140-141 : « Cependant cette « conformité à l’ordre même des choses » et à l’ordre social établi n’entraîne pas, comme on l’a souvent prétendu, l’anéantissement de l’individu au profit du groupe ou du chef de celui-ci (Et c’est avec raison que M. Raymond Verdier a pu écrire : « De la constatation vraie d’un principe de hiérarchie sociale, fondement de toute organisation de groupe en Afrique, on ne saurait en déduire que, sur le plan individuel, les membres puînés du groupe n’ont pas de personnalité juridique propre ; souvent le patrimoine est considéré comme la propriété personnelle de l’ancien, mais ce n’est là qu’une fiction, car cette propriété est grevée de droits sociaux au profit de tous les membres du groupe en leur qualité d’enfants. Le patrimoine est la propriété du groupe » (« Fédoalités et collectivismes africains », Présence africaine, n° 4, 1961, p. 92)). Certes, en droit négro-africain, la vie ne se conçoit pas en dehors d’un groupe, et toutes les institutions négro-africaines portent la marque de la primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. Mais l’individu est loin d’être un instrument du groupe, à plus forte raison de son chef, il est le groupe lui-même, car il participe tant à son essence qu’à son existence. Et son appartenance à un ensemble familial, impliquant de sa part le respect de certains principes dictés par des considérations philosophiques et juridiques, n’est pas incompatible avec la notion d’autonomie individuelle. Au sein de cet ensemble familial fondé surtout sur le lien de sang, et placé sous l’autorité d’un chef dont le rôle est beaucoup moins de commander que de concilier la volonté de l’ancêtre fondateur de la lignée, avec les droits et devoirs de chacun, dans la mesure où l’évolution de la société permet cette conciliation, l’individu ne disparaît pas ; il garde sa liberté d’action, son autonomie et dispose d’un patrimoine propre. La thèse qui nie son existence juridique n’emporte pas notre conviction […] ». Voir également J. Guyer, « La tradition de l’invention en Afrique équatoriale », Politique africaine, nº 79, octobre 2000, p. 101-139 : « Parallèlement à une analyse classique centrée sur l’organisation sociale de la parenté, de la royauté et du culte, une lecture attentive des sources africaines suggère un projet social différent : la création de la diversité parmi les personnes, dans leurs métiers et dans leur quête intellectuelle. En effet, celles-ci ne reproduisaient pas seulement un répertoire bien défini de rôles et fonctions d’ores et déjà connus, en conformité avec un « système de pensée», mais ne cessaient d’exercer une pression constante et volatile dans un jeu avec les frontières ouvertes de ce système, pour en repousser toujours plus les limites » (pp. 101-102) ;  ; « Les capacités idiosyncratiques des gens à vivre sur l’une ou l’autre de ces frontières n’étaient pas conceptualisées ni même cultivées de manière sélective, comme cela aurait été le cas si elles avaient été de simples matières premières humaines dessinées par une certaine image culturelle et insérées dans les rôles sociaux qui leur étaient associés, ou si elles avaient été une source naturelle de compétences mobilisées dans la poursuite d’un objectif ou d’une entreprise (Giddens, 1979). On reconnaissait des talents plutôt qu’on ne les fabriquait, comme cela se serait produit dans un fonctionnalisme caractéristique d’une société structurée selon la division du travail. Au contraire, dans l’Afrique d’avant la conquête, la capacité humaine d’être original et de marquer sa différence dans des compétences et domaines de connaissance particuliers (qualités que la pensée occidentale associe aux catégories naturelles, tels le caractère ou le talent) a plutôt été créée, nourrie et mobilisée par des processus sociaux et culturels qui échappent à nos catégories analytiques, élaborées pour analyser la division du travail ou pour construire une sociologie de la connaissance » (p. 102) ; « Ces sociétés ont su, d’une façon remarquable, créer et appuyer un effort continu entre les forces centripètes d’un ordre structuré et les forces centrifuges de l’innovation, de l’aptitude à la compétence professionnelle et de l’invention. / Le titre de cet article, « La tradition de l’invention », évoque un double processus : d’une part, la production sociale de la multiplicité parmi des personnes singulières situées, pour chacune d’entre elles, à la frontière de leur expertise et, d’autre part, leur mobilisation pour agir, dans une situation donnée, à travers la composition sociale » (p. 102).

[2] Ainsi, au sujet du foncier, G-A. Kouassigan, L’Homme et la terre, Contribution à l’étude des droits fonciers coutumiers et de leur transformation en droit de propriété en Afrique occidentale, Thèse pour le doctorat en droit, Université de Toulouse, 1962, p. 135 : « La terre est avant tout un bien collectif. Mais l’individu ne disparaît pas dans la collectivité dont il est membre. Il a des droits biens précis qui, sans nécessairement s’opposer à ceux de son groupe, s’en distinguent nettement. Mais il existe un lien étroit entre les droits collectifs et les droits individuels, en ce sens que les domaines individuels sont toujours rattachés aux domaines collectifs ; et il ne saurait y avoir de droits fonciers individuels sans droit foncier appartenant au groupement dont leur titulaire est membre ».

2.2. La place du sacré

2.2.1. Présentation dominante

  1. Une autre caractéristique très importante prêtée aux droits originellement africains doit être soulignée tant elle serait étrangère à la culture juridique occidentale dite « moderne » (et a justifié que les Etats européens conquérants refusèrent la qualité de droit à ceux-ci). C’est leur « porosité », voire la confusion qu’ils auraient opérée, avec le naturel, le surnaturel et le sacré, de telle sorte qu’il n’y aurait pas eu de frontière nette entre ces mondes, là où, en Occident, le positivisme a prétendu et aurait imposé il y a quelques siècles l’idée qu’il y en avait une, imperméable[1].

[1] Voir ainsi C. Ntampaka, Introduction aux systèmes juridiques africains, travaux de la Faculté de droit de Namur, Presses universitaires de Namur, Namur, 2005, 190 p., p. 1 : « Les limites entre le droit et les pratiques religieuses ne sont pas très précises […]. / Ce problème illustre l’existence de rapports, confus mais étroits, entre le droit et les pratiques religieuses. En effet, certaines règles traditionnelles naissent de pratiques religieuses, d’autres recourent aux sanctions magico-religieuses, qui s’ajoutent aux sanctions civiles ou pénales » ; p. 2 : « Le juge africain se demande souvent comment déterminer la part du droit et de la religion dans les règles qu’il va appliquer » ; S. Mancuso, « L’Afrique, ses constitutions et le droit comparé » in M. Kamto & J. Matringe (dir.), Traité de droit constitutionnel africain, à paraître : « les phénomènes sociaux en Afrique sont indifférenciés, de sorte qu’il est impossible, et même inutile, de séparer ce qui est juridique de ce qui est religieux, surnaturel ou économique (H. Lévy-Bruhl, « Introduction à l’étude du droit coutumier africain », Revue internationale de droit comparé, Vol. 8, N° 1, 1956, pp. 67-77.) ». Voir également G.-A. J. Kouassigan, Quelle est ma loi ? Tradition et modernisme dans le droit de la famille en Afrique noire francophone, Paris, Pedone, 1974, 311 p., p. 15 : « Au droit européen individualiste, fondé essentiellement sur l’autonomie de la volonté, laïc sans s’être pour autant totalement affranchi de la tutelle de la morale chrétienne, l’Afrique Noire oppose un ensemble de coutumes communautaires, étroitement liées aux croyances traditionnelles et souvent indissociables d’avec les autres règles de la vie sociale (T.O. Elias, La nature du droit coutumier Africain, Paris / Dakar, Présence Africaine, 1961/1998, 325 p. ; J.P. Poirier, “Les droits coutumiers dans la civilisation traditionnelle d’Afrique Noire », in Aspects de la culture noire, Paris, Fayard, 1958 ; G.-A. J. Kouassigan, L’Homme et la terre : Droits fonciers coutumiers et droit de la propriété en Afrique occidentale, Nancy, Berger-Levrault, 1966, 284 p., « Le concept négro-africain du droit », p. 21 et s. ; M. Alliot, Les institutions privées africaines et malgaches, Paris, Cours de droit, 1970-1971) ».

  1. Quoi qu’il en soit de cette prétendue distinction entre ces visions africaines et occidentales du droit sur laquelle on reviendra, cette perméabilité prétendue des droits originellement africain au « non droit » serait fondamentalement liée à leur caractère collectiviste. En effet, le groupe y aurait été généralement déterminé par le lignage qui remonte au premier ancêtre[1], lequel a en outre parfois noué un pacte avec un Dieu primordial ou plusieurs dieux sur une terre sur laquelle il s’est installé et qu’il a faite fructifier (d’où l’importance de la terre en Afrique). Pour décider d’un certain nombre de choses, il faut donc en référer aux ancêtres qui intercèdent entre ces entités divines et le groupe qui comprend également les générations à venir, d’où l’institution de rites permettant aux esprits défunts de faire connaître leur volonté. Cette croyance et cette confiance dans les ancêtres qui ont fondé le groupe et dans leur intercession dans la vie quotidienne ainsi que la prise en considération des générations à venir sont une forme de sacré[2].

[1] Voir notamment John W. van Doren, “Death African Style: The Case of S.M. Otieno”, The American Journal of Comparative Law, Vol. 36, No. 2, 1988, pp. 329-350, 337: “There are some 46 ethnic groups in Kenya (See Randa, « Problems of Interaction Between English Imposed System of Law and Luo Customary Law in Kenya During Colonialism » (unpublished doctoral thesis, Department of Law, Lund University) 96 (1987), at 192). African society is organized on a basis of kinship groups which trace their descent from a mythical being or a common ancestor (See DuPré, The Luo of Kenya, An Annotated Bibliography, 1968, at 56-57). Luo society is patrilineal. / A funeral is a very important social event [note omise] that is believed to be vital in keeping touch with the spirits of ancestors of the ethnic group. It was (and is) believed that the ancestors have the power to visit unpleasant supernatural consequences upon the living if burial and other rituals are not properly observed (See DuPré, The Luo of Kenya, An Annotated Bibliography, 1968, at 54 (ancestors may return to haunt living who did not give them proper burial)). Such sanctions could include illness, drought and death [note omise]”.

[2] Sur ce point, voir notamment R. Verdier, « Ethnologie et droits africains », Journal de la Société des Africanistes, 1963, tome 33, fascicule 1. pp. 105-128, 107 : « La parole pérenne de l’ancêtre est donc la fons et origo de la coutume (note omise) et l’investit d’une sacralité qui explique les rapports étroits et fraternels du Droit et de la Religion ».

  1. Cette conception de la société a pu être facilitée par la pensée animiste alors très présente en Afrique et qui n’a pas disparu avec l’arrivée du Christianisme et de l’Islam, qui ont plus apporté une nouvelle strate normative. En effet, très schématiquement, cette pensée considère que la nature, les choses et les hommes sont animés par une force spirituelle, une âme, laquelle guide non seulement la conduite des personnes mais également celle de toute chose qu’elle peut faire agir et posséder. Cette âme est distincte du corps et lui survit, pourvu que l’on prenne certaines précautions au moment de la mort du corps. Le culte des ancêtres procède de cette croyance aux esprits, l’ancêtre étant un esprit, comme les divinités voire le Dieu unique, force originelle. Car l’animisme est pluriel et peut comprendre dans sa cosmogonie des divinités voire un Dieu primordial[1]. Cela dit, ce Dieu unique est trop éloigné parfois pour qu’on y pense. Ce sont donc à ses intercesseurs qu’on fait appel, ancêtres et/ou divinités[2].

[1] La question de l’antériorité des religions ou de l’animisme est discutée tout comme celle de savoir si l’animisme est une religion et celle de leurs rapports réciproques. Voir, entre autres : « il n’a pas été possible de trouver une religion qui soit exclusivement animiste. À côté de la croyance en des esprits et de la conviction que la Nature est animée, il existe, chez les primitifs, d’autres conceptions religieuses ; par exemple, la croyance en un Être suprême créateur, ou la croyance au mana, etc. En outre, l’animisme n’est pas connu partout dans le monde, comme le laissait entendre Tylor. Les croyances animistes sont dominantes, notamment en Mélanésie, en Indonésie, sur la côte occidentale de l’Afrique, dans les deux Amériques. Pourtant, même dans ces régions, tous les objets ne sont pas susceptibles d’avoir une « âme ». Pour les populations indonésiennes, par exemple, les objets inanimés n’ont pas d’âme, et seules certaines espèces végétales sont réputées en avoir. On croit aussi que l’homme possède plusieurs âmes, généralement deux ou trois et jusqu’à sept ou même treize en Mélanésie ; ce problème de la multiplicité des âmes est essentiel », M. Eliade, N. SindZingre, « Animisme », Encyclopaedia Universalis France (en ligne : Universalis.edu), p. 5.

[2] Par ailleurs, puisque l’âme peut posséder la nature ou des choses, on pourra avoir un culte des animaux, des forêts, des terres, des rivières, etc. qui pourront devenir – ou non – des divinités. Certaines personnes ont pour fonction particulières de faire l’intercession entre les morts et les vivants comme le chef de la pluie, le sorcier ou le féticheur.

  1. Le fait que le droit n’ait pas été considéré comme un mode de gouvernement des individus différent des autres et qu’il ne se distinguait pas véritablement des traditions ou de la religion explique peut-être l’absence de profession juridique en tant que telle. Le droit n’était pas une profession distinguée d’autres et donc exercée par certaines personnes seulement. Celui qui disait le droit avait d’autres fonctions (chef de famille, de village, de colline, roi, empereur) et le règlement des conflits se faisait souvent par les anciens qui avaient recours aux esprits des ancêtres ou les chefs s’ils étaient différents, mais pas un juge professionnel, spécialisé.
  2. D’une manière plus générale, cette double conception collectiviste et sacrée (il n’est pas facile, surtout avec l’écoulement du temps et les problèmes méthodologiques déjà présentés, de faire la part entre les deux) du droit aurait commandé des règles d’organisation du pouvoir et de gestion de la société comme des règles de comportement.
  3. La place du sacré aurait ainsi eu une influence sur l’organisation – juridique – du pouvoir[1]. Ainsi, dans les sociétés organisées de manière relativement centralisée, le chef était souvent de dérivation divine et possédait des pouvoirs exorbitants découlant de cette qualité divine. De même, dans les sociétés dites acéphales, existait souvent un chef détenant des pouvoirs sacrés, surnaturels, notamment le sorcier dont découlaient ses pouvoirs à l’égard des hommes.

[1] “While it goes without saying that any structure of authority must depend on the beliefs and values of those who recognise it, spiritual power is especially important where material resources are weak, and this was maintained through Orthodox Christianity (in Ethiopia) or Islam (especially in the emirates of the Sahel), as well as through complex indigenous belief systems which for outsiders were readily dismissed as ‘witchcraft’ (For a study which indicates the relevance of ‘traditional’ conceptions of authority to modern political conflict, see S. Ellis, ‘Liberia 1989-1994: A Study of Ethnic and Spiritual Violence’, African Affairs, 94 (375), 1995, pp. 165-97), C. Clapham, Africa and the International System. The Politics of State Survival, Cambridge University Press, Cambridge, Cambridge Studies in International Relations, Vol. 50, 1996, 340 p., 29. Voir également S. Mancuso, « L’Afrique, ses constitutions et le droit comparé » in M. Kamto & J. Matringe (dir.), Traité de droit constitutionnel africain, à paraître. Voir déjà P.-F. Gonidec, Les droits africains, évolution et sources, LGDJ, Paris, 1968, pp. 14-15 : « De même, le chef possède à la fois des pouvoirs religieux et des pouvoirs séculiers. Il est l’intermédiaire entre les morts et les vivants. Il est le prêtre chargé de procéder aux sacrifices qui le mettront en relation avec l’ancêtre ».

  1. Elle expliquerait également certains traits communs qui concernent la condition juridique de l’individu qu’on appelle aujourd’hui – chose révélatrice – « statut personnel », qui ne ressemblait pas au modèle dessiné par l’Occident profondément individualiste.

Les idées de parenté et de famille dans les sociétés africaines précoloniales puiseraient ainsi souvent leur fondement dans le sacré, la religion domestique voulant « que deux parents aient un ancêtre mythique commun se confondant ou non avec un totem »[1]. Elles n’échapperaient pas non plus à la domination du groupe sur l’individu[2].


[1] C. Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 149. Or, « Le clan n’est qu’une famille consanguine élargie fondée exclusivement sur la parenté matrilinéaire ou patrilinéaire » (Ibid., p. 143), et « le passage du clan à la tribu mono-clanique, c’est-à-dire à l’ethnie, […] est une conséquence de l’exogamie de clan […] La structure dominante dans le clan et à un moindre degré dans la tribu est le lien du sang » (Ibid., p. 149). M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, 363 : « Un premier exemple peut en être trouvé dans la singulière conception africaine de la famille (La famille rentre elle-même dans un groupe plus large caractérisé par sa subdivision entre plusieurs catégories : ethnie, tribu, clan, lignage, caste (K. M’Baye, art. précité, in Le droit de la famille en Afrique noire et à Madagascar, op. cit., spéc. p. 16 ; G.-A. Koussigan, op. cit., p. 198 s.)). Celle-ci est, en effet, entendue très largement puisqu’il ne s’agit pas de la petite famille restreinte aux époux et aux enfants issus de l’union conjugale. Bien au contraire, il est plutôt question de la grande famille étendue dans le temps et qui va de l’ancêtre éponyme, personnage mythique, à l’ensemble de ses descendants. « C’est le lignage maternel ou paternel selon qu’il s’agit des descendants par les femmes ou par les hommes. En outre, cette grande famille est organisée car elle a son chef désigné selon la coutume et chargé de faire respecter l’ordre social défini par la tradition ».

[2] G.-A. J. Kouassigan, Quelle est ma loi ? Tradition et modernisme dans le droit de la famille en Afrique noire francophone, Paris, Pedone, 1974, 311 p., p. 77 : « Dans la famille le groupe prime l’individu selon la conception négro-africaine qui fait de la cohésion de ce groupe la condition de survie de chacun, la valeur morale et juridique des actes de chacun s’apprécie en référence constante aux pensées et intérêts de son groupe, alors que le code civil élaboré et promulgué dans une perspective individualiste s’est orienté vers l’attribution à chacun selon son dû, même au mépris des autres. Le mariage est un engagement de groupe à groupe et non d’individu à individu et l’article 146 du Code civil trouve difficilement réunies les conditions de son application en Afrique Noire. Dans l’ordre familial négro-africain les droits de chaque individu sont identiques à ceux des autres membres de sa génération, et la puissance paternelle n’est pas nécessairement exercée par le géniteur mais plutôt par le chef de la famille » (voir également p. 210 et s. – « La conception africaine du mariage », mais voir également p. 14 : « les sociétés africaines à économie non technicienne, envisageant les échanges commerciaux plutôt dans la perspective de réciprocité de services que dans celle de réalisation de profits, profondément religieuses [note omise] mais non chrétiennes, appréciant la valeur des choses par ce qu’elles leur suggèrent en référence à leurs essence et signification ontologiques, consacrant certes la primauté du groupe sur l’individu, mais dont les structures portent la marque de cette recherche constante d’un équilibre entre l’individuel et le collectif »).

Le mariage, quant à lui, était considéré comme une alliance entre familles et un moyen de renforcer les liens du groupe plutôt qu’entre individus pour leur épanouissement personnel[1]. Il en résultait un rôle fondamental des familles qui prévalait sur le libre consentement des futurs époux. D’où le jeu de la dot et son régime juridique, de la fixation de son montant à la succession à celle-ci en passant par son éventuel remboursement dans et ce qu’elle signifiait quant à l’appartenance communautaire de l’épouse et des enfants d’où découlait tout un régime matrimonial jusqu’aux questions de succession[2].


[1] Voir notamment M. Thioye, « Part respective de la tradition et de la modernité dans les droits de la famille des pays d’Afrique noire francophone », Revue internationale de droit comparé, Vol. 57, n° 2, 2005, pp. 345-397, p. 363 et s.

[2] Voir ainsi au Sénégal : « Jadis considérée comme une alliance entre deux familles qui allait au-delà de l’union des deux conjoints, la décision d’unir les futurs conjoints relevait alors des parents et l’union portait sur l’échange de la femme en contrepartie d’une compensation. Le mariage était à la fois une union préférentielle (et/ou forcée) et précoce, compte tenu de la jeunesse de la future épouse. Le choix porté sur l’un ou l’autre des futurs conjoints était déterminé par le comportement social des beaux-parents. L’objectif était d’assurer à l’avance un lien indéfectible destiné à durer toute la vie », A. Yade, « Stratégies matrimoniales au Sénégal sous la colonisation. L’apport des archives juridiques », Cahiers d’études africaines [En ligne], 187-188 | 2007, mis en ligne le 15 décembre 2010, consulté le 18 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/8342, § 10. Voir également au Burundi : « La société rurale burundaise est une société virilocale : la résidence du couple marié est inféodée au lieu de résidence de l’époux, lui-même déterminé par le lieu de résidence de son père. L’organisation familiale étant fondée sur l’ascendance paternelle, les épouses sont réputées appartenir à la famille de leur mari. Un proverbe burundais énonce : « la fille n’a pas le droit de rester autour de sa parenté – umukŏbwa ntàgirà iwâbo [note omise] ». La cérémonie de la remise de dot, qui précède celle du mariage chrétien, orchestre le passage de la fille de sa famille à celle de son futur conjoint, le transfert de la fille dans la famille du futur époux se matérialisant spatialement à cette occasion. […]. Elle embrasse son père avant de se placer de l’autre côté de la ligne de partage, rejoignant ainsi la famille de son futur époux. Le rituel de la remise de dot marque la rupture de la femme avec sa famille et son intronisation dans la parenté du futur conjoint », C. Knecht, La propriété à l’épreuve des dispositifs de sécurisation foncière. Etude de cas au Burundi et en Haïti, Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2021, pp. 88-89.

On songe également à la question foncière. En effet, aucun droit de propriété ne pouvait être établi sur la terre, chose commune aux générations passées, présentes et futures et parfois sacrée[1]. Celle-ci ne pouvait faire l’objet que de droits d’usage[2]. Une personne ne pouvait donc la vendre ou en disposer librement par testament.


[1] G.-A. J. Kouassigan, Quelle est ma loi ? Tradition et modernisme dans le droit de la famille en Afrique noire francophone, Paris, Pedone, 1974, 311 p., p. 77 : « La terre, selon la conception négro-africaine dans ses rapports avec les hommes, s’accommode très mal de l’idée européenne de la propriété. Réalité vivante et déifiée, elle étend sa générosité aux hommes pris non pas isolément mais collectivement et ne se soumet pas à leur convoitise, alors que selon les droits européens, la terre n’a de valeur qu’en tant que bien économique ».

[2] J. Nyerere, « Les fondements du socialisme africain », Présence Africaine, Vol. XLVII, 1963, pp. 8-17 ; reproduit in Présence Africaine, 2012/1, n° 185-186, pp. 273-281., p. 277 : « Nous autres, en Afrique, avons toujours considéré que la terre appartenait à la communauté. Chacun dans notre société a le droit d’user de la terre car, sinon, il ne pourrait pourvoir à sa subsistance et on ne peut vivre sans moyen de subsistance. Mais le droit africain sur la terre était un simple droit d’usage. Il n’y en avait pas d’autres et on ne pensait pas à en réclamer » ; C. Albagli, « L’Etat, les agents économiques et les règles », Mondes en développement, 2005/1, n° 129, pp. 41-58, 56 ; « Les vieilles coutumes africaines où l’on avait vu archaïsme, ont peut-être quelque chose à nous réapprendre. Elles qui faisaient de la terre un bien intergénérationnel dont les exploitants du moment n’inscrivaient la gestion de ce patrimoine que dans le cadre d’une propriété collective où restaient parties prenantes ancêtres et générations futures. Cette conception de la propriété de la terre intergénérationnelle allait à l’encontre d’une bonification immédiate pour intégrer les intérêts d’autres ayants droit ».

De même, cette double caractéristique de ces droits expliquerait certaines autres règles, notamment en matière de preuve, avec le recours aux ordalies ou à la sorcellerie.

2.2.2. Nuances

  1. Il faut non seulement relativiser cette prétendue confusion, mais également la prétendue opposition qui existerait en la matière entre les droits africains et les droits occidentaux.
  2. Tout d’abord, l’idée d’une confusion entre le droit et le sacré doit être nuancée[1].

[1] Voir ainsi R. Verdier, « Ethnologie et droits africains », Journal de la Société des Africanistes, 1963, tome 33, fascicule 1. pp. 105-128, p. 109 : « La question est encore mal posée s’il s’agit de délimiter leurs sphères d’application respectives : ce serait déjà postuler une définition qu’on élude selon le critère choisi et méconnaître que la religion et le droit embrassent toute la vie humaine et sociale traditionnelle. Ceci ne signifie pas, bien entendu, que tout fait est indifféremment juridique (ou religieux) mais qu’il est apte à la devenir et la tâche du juriste-sociologue est précisément de déterminer l’aptitude d’un fait à se juridiciser (ou se déjuridiciser) et les conditions de passage à la vie du Droit. Mais il n’y a pas deux domaines, celui du Juridique et du Religieux mais deux niveaux de la pensée qui jouent un rôle complémentaire dans la mise en œuvre du phénomène social total. Juridicité et Sacralité sont les pôles aimantés d’une même réalité qui englobe simultanément le commerce avec les dieux et les puissances surnaturelles et le commerce avec les humains : la norme sera sacrée dans le premier cas, juridique dans le second » ; en revenant à l’Afrique, p. 109 : « Pour l’Africain, il n’y a pas une pluralité de coutumes, la coutume religieuse, ; morale, juridique…, il y a la coutume, au sens plein du mot, de règle de vie – ou pratique – obligatoire, qui, selon l’ordre naturel ou surnaturel, est sanctionnée, dans un cas par le Droit et la Morale, dans l’autre par la Religion, ou par les deux à la fois, quand les deux ordres concourent » ; p. 110 « Cette indistinction de la coutume ne signifie pas que le droit se confond avec la religion mais qu’ils sont contemporains et coexistent au sein d’une société, où les statuts et institutions relèvent simultanément de l’ordre juridique et religieux ; one ne doit pas alors parler d’interférences ou de dépendance mais d’actions concurrentes et de rapports de complémentarité ». Voir également #J.C.A. Agbakoba & E. S. Nwauche, “African Conceptions of Justice, Responsibility and Punishment”, Cambrian Law Review, Vol. 37, 2006, pp. 73-83, qui écrivent pp. 74-75 : “Worth observing is that there is a thin line between religious precepts regulating the social, political, economic and secular. Indeed, one flows to constitute a continuum of regulations”, mais qui tempèrent immédiatement, p.75 : « Nevertheless, a distinction can be made between commandments (taboo or nso in Igbo) and secular law/regulation (iwu in Igbo). The breaking of nso is a sin, abomination (alu in Igbo). Fully stated, alu is aluluani which describes desecration of the land and an affront on the earth goddess. Most of the nso in Igbo land comes from the Earth goddess. Thus, all the major commandments are nso-ani – taboos of the earth-goddess. The goddess was in effect was the source of normativity. The breaking of iwu is ida-iwu. The major difference between nso and iwu does not lie in the sphere of affairs in which they operate but rather in the fact that the breaking of nso (alu) attracts punishment as well as propitiation of the relevant deity or spirit, while a breach of iwu (ida-iwu) attracts only punishment. For instance, the murder of a fellow citizen was alu but the murder of a non-citizen was not. Murdering a non-citizen may however be ida-iwu if there is a treaty of friendship and cooperation between the town of the murderer and that of the victim (note : C. Okwechime, Onicha-Ugbo Through the Centuries, (Lagos: Max-Henrie & Associates Ltd, 1994) pp 68-69. He says rightly that in the relationship between towns might is right and no nso is involved in the event of murder) », ce qui n’empêche pas la société Igbo d’être théocratique, pp. 75-76.

L’Afrique pré-islamique et pré-coloniale a ainsi pu connaître des systèmes institutionnalisés sophistiqués de pouvoir et de contrainte juridique obéissant semble-t-il, au contraire de l’image stéréotypée, à une hyperspécialisation du pouvoir juridique[1] distinct du sacré.


[1] Voir E. Le Roy, « Pourquoi, en Afrique, « le droit » refuse-t-il toujours le pluralisme que le communautarisme induit ? », Anthropologie et Sociétés, Vol. 40, No. 2, 2016, pp. 25–42, 28-29 sur le pluralisme dans la juridicité wolof (Sénégal), étant précisé p. 29 qu’« on retrouve ces principes, avec naturellement des applications originales, dans toutes les sociétés négro-africaines ».

  1. Il faut ensuite prendre garde à ne pas exagérer la différence qui existerait entre ces droits et les droits occidentaux.

N’oublions pas en effet que, pendant longtemps, en Occident, régnait une conception jusnaturaliste du droit qui, si elle faisait une distinction entre certaines prescriptions non humaines d’origine divine, rationnelle ou naturelle mais en tout cas transcendantes et éternelles, et celles produites par l’homme, les qualifiait toutes deux de droit et soumettait les secondes aux premières[1].


[1] O. Pfersmann, « Morale et droit », in Dictionnaire de la culture juridique, D. Alland, S. Rials dir., Paris, P.U.F. et Lamy, 2003, 1649 p., 1040 ss., 1043 : « la tradition jusnaturaliste admet une distinction entre droit positif et morale, appelée ici « droit naturel ». Il peut y avoir contradiction entre les deux sans que le droit positif perde son caractère juridique, mais jusqu’à un certain degré seulement. Au-delà de ce seuil d’injustice, le droit positif perd sa juridicité : « La loi injuste n’est pas une loi » (saint Thomas). La dépendance est triple : le droit positif est moralement tenu de suivre les principes du droit naturel ; le droit positif conforme au droit naturel (ou ne le violant pas au-delà d’un certain degré de gravité) est moralement obligatoire ; le droit positif immoral n’est pas moralement obligatoire et ne l’est donc pas du tout. En tant qu’il s’agit d’un rapport de conformité, le problème consiste ainsi dans la détermination de la véritable morale et de la mesure dans laquelle on peut la dériver de données naturelles ou de principes rationnels. / Une forte coupure interviendra donc là où l’on admettra un relâchement des liens de dépendance. Bien que Hobbes maintient l’existence d’un droit naturel, il considère que « seule l’autorité et non la vérité fait la loi » et que le caractère obligatoire de la loi n’est annulé que lorsque le souverain n’est plus en état de garantir la sécurité de survie de ses sujets, ce dont il résulte que l’accusé d’un crime ne peut plus être obligé de dire la vérité puisqu’il met ainsi sa vie en péril. ».

En outre, aujourd’hui encore, le droit dit moderne peut réceptionner des prescriptions venant d’autres univers normatifs tels que la morale ou la religion[1]. D’une manière générale, ces différents univers normatifs ont des éléments commun[2], les rapports du droit à la nature étant encore ambivalents[3].


[1] J.-G. Belley, « L’État et la régulation juridique des sociétés globales : pour une problématique du pluralisme juridique », Sociologie et sociétés, Vol. 18, No. 1, 1986, pp.11–32. https://doi.org/10.7202/001041ar, p. 31 : « Associé comme jamais auparavant à l’idée d’une coordination politique et rationnelle de l’activité sociale, le droit s’était graduellement détaché des autres œuvres de civilisation telles que la morale, la religion et la connaissance. Tandis que ces dernières se révélaient de plus en plus éclatées et par conséquent inaptes à fonder une représentation suffisamment unifiée de l’ordre social, le droit, illustré au premier chef par le droit étatique, était apparu comme le plus apte à projeter l’image du consensus social. La proéminence symbolique du droit allait de pair avec l’autonomisation graduelle du pouvoir politique, en particulier au niveau national où l’Etat s’imposait comme centre politique de la société. Le droit s’était lui-même autonomisé de plus en plus par rapport aux coutumes, usages, mœurs et croyances des collectivités, cette autonomisation épurant la régulation juridique en la coupant de ses liens antérieurs avec la régulation sociale globale ».

[2] Voir notamment Ch. Leben, « Impératif, juridique, dérogation et dispense. Quelques observations », 25 Droits, 1997, pp. 33-45, 45 : « On vérifie, une fois de plus, que si le droit n’est pas la morale, les deux partagent une frontière commune où les modalités spécifiques de leurs impératifs viennent à coïncider ».

[3] Voir notamment, sur le « commerce complexe des règles du droit international et des espaces « naturels » », D. Alland, « Les représentations de l’espace en droit international public », Archives de philosophie du droit, vol. 32, 1987, pp. 163-178., rééd. Paris, Pedone, coll. Doctrine(s), à paraître.

3. Premiers pluralismes

  1. L’histoire de sociétés, Etats et empires africains précoloniaux était faite de mouvements, tantôt pacifiques, tantôt conflictuels[1].

[1] « […] l’histoire précoloniale des sociétés africaines fut, de bout en bout, une histoire de gens sans cesse en mouvement à travers l’ensemble du continent. C’est une histoire de cultures en collision, pris dans le maelström des guerres, des invasions, des migrations, des mariages mixtes, de religions diverses que l’on fait siennes, de techniques que l’on échange, et de marchandises que l’on colporte. L’histoire culturelle du continent ne se comprend guère hors du paradigme de l’itinérance, de la mobilité et du déplacement », A. Mbembe, « Afropolitanisme », Africultures. Les mondes en relation, 25 décembre 2005. [En ligne]. http://africultures.com/afropolitanisme-4248/?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=500 [consulté le 11 septembre 2021].

  1. Il devait en découler des emprunts et des mixages[1] selon des « frontières » mouvantes[2].

[1] « Rappeler cette histoire de l’itinérance et des mobilités est la même chose que parler des mixages, des amalgames, des superpositions », A. Mbembe, « Afropolitanisme », Africultures. Les mondes en relation, 25 décembre 2005. [En ligne]. http://africultures.com/afropolitanisme-4248/?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=500 [consulté le 11 septembre 2021]. Voir aussi T.O. Elias, La nature du droit coutumier Africain, Paris / Dakar, Présence Africaine, 1961/1998, 325 p., 10 : « dans le vaste continent africain existent des centaines de tribus dont chacune a son histoire propre et son mode de vie propre … Cette diversité culturelle est importante, mais ne doit pas être exagérée, si l’on ne veut pas sous-estimer les répercussions considérables des contacts réciproques ayant eu lieu dans le passé, et donner trop d’importance au conservatisme africain ».

[2] « les aînés et les cadets, les hommes et les femmes, les anciens esclaves ou hommes libres n’adhèrent pas à la même tradition, et en tout cas n’en ont pas la même acception, car ils n’ont pas les mêmes intérêts, les mêmes positions symboliques et matérielles, les mêmes ressources, les mêmes pouvoirs. L’on peut en dire autant, au sein d’une société, des différentes confessions ou religions qui l’habitent. Un catholique, un pentecôtiste, un musulman d’obédience wahhabite ou confrérique ne partageront pas une vision ou une appréciation normative unique de la coutume », J.-F. Bayart, « La démocratie à l’épreuve de la tradition en Afrique subsaharienne », Pouvoirs, vol. 129, no. 2, 2009, pp. 27-44, 30.

  1. Chaque individu relevant de divers réseaux communautaires, il était sous l’autorité de plusieurs règles et autorités pour une même activité ou relation ou selon celles-ci[1].

[1] « Neither in small-scale communities nor in larger groupings did a single ‘tribal’ identity exist, as most Africans belonged to overlapping networks of association and exchange that placed them under the authority of a chief for a certain matter and under that of a professional association for another (T. Ranger, « The Invention of Tradition in Colonial Africa », in E. Hobsbawm and T. Ranger (eds), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983) », G. Corradi, “Human Rights and Legal Pluralism in Legal Development Aid: Insights from Sub-Saharan Africa”, Human rights & international legal discourse, Vol. 9, No. 1, 2015, pp. 66-89, 72.

Bibliographie indicative – droits « originellement » africains